Les sciences contemporaines en crise et les nouveaux totalitarismes

 
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Plafond de la chapelle Sixtine, détail : Le Péché originel ; Adam et Eve chassés du Paradis terrestre.
Michel-Ange (1475-1564)

La science contemporaine est en crise, elle est exacte dans le monde des objectivités, mais elle est « fausse » car elle est déconnectée du sens de la vie et de l’univers, elle n’est qu’efficacité. La vision assurée d’un monde réel et manipulable se renforce en même temps que l’absence de sens. En vérité, la science moderne est sûre dans ses prédictions, ses calculs et son efficacité. Elle est sûre dans ses applications technologiques. Mais elle offre une vision faussée de la Nature avec ses matérialités, son cosmos et ses règnes vivants soumis au règne du hasard et de la sélection. Cette absence de vérité sur les choses conduit notamment la physique vers la crise qu’on voit se dessiner à travers l’incompréhension du monde quantique et les difficultés rencontrées en cosmologie quantique. En un mot, la science est parfaitement « ajustée » à la Nature et c’est le triomphe absolu de son « volet technique » mais elle n’est pas « accordée » à la Nature ; ou du moins la pensée scientifique n’a pas trouvé l’accord avec les choses, autrement dit la vérité, la résonance universelle.

La plupart des théories physiques sont exactes pour expérimenter mais fausses pour comprendre les choses, ou du moins, partiellement fausses et parfois mal interprétées ou alors pas du tout. J’ai comme l’impression de vivre dans un monde dont les bases s’effondrent. La science garantit une efficacité mais elle repose sur une sorte de vide ontologique. Une sorte de supercherie que les consciences contemporaines se refusent à admettre. Nous sommes devenus les jouets d’une machine qui fonctionne sans savoir pourquoi. Ni qui est le maître du jeu pour autant qu’il y en ait un. Je vois le socle de la confiance s’effriter. La crise des sciences contemporaines est concomitante avec la crise de civilisation que nous voyons se dessiner. De plus, cette concomitance n’a rien d’une coïncidence, les deux crises étant imbriquées.

La crise de la science est une crise de la connaissance. L’usage efficace des mesures et techniques incite l’homme contemporain à ne pas « voir » par-delà les faits empiriques et l’usage paresseux des sens. L’homme finit par penser que tout ce qui n’apparaît pas, ne se plie pas à l’expérience, à la mesure, au diktat de l’efficience, n’existe pas. La science moderne a rompu avec le monde « animé », le monde intérieur, le monde de la mémoire naturelle et des intentions. Cette réflexion sur les sciences se place dans le sillage des méditations proposées par Husserl comme l’aura compris le lecteur averti.

La science comme ouverture vers les choses, leur essence et la vérité. Un tel programme, décliné en articles soignés sur Agoravox, suscite l’ire, l’agacement, le rappel à l’ordre. J’ai pu constater que les écrits de philosophie scientifique irritent les partisans d’une science qui devrait se limiter à des effets mesurables et des prédictions. J’avoue être surpris par ce qui est un véritable plaidoyer pour l’ignorance. Il se trouve nombre d’individus mal instruits prêts à vous expliquer comment il faut aborder et considérer la science, des individus fiers de leur ignorante tyrannie, usant de quelques lieux communs mal digérés pour vous faire la leçon de philosophie. Cela rappelle vaguement le début du siècle dernier, avec les mouvances völkisch en Allemagne, culte du corps, spiritualité païenne et défiance vis-à-vis de la haute culture arrachée depuis des siècles par les héros de la pensée. Cette France héritant des Lumières se fracasse dans l’ère futile, volatile, entre crispations identitaires et revendications individualistes, prenant une distance face aux idéaux de connaissance. La mouvance völkisch n’est plus. Mais en 2000, une nouvelle mouvance est apparue, le « technisch », celle des geeks et autres gens du monde ensorcelés par les technologies et dont le prophète est Steve Jobs, un type génial non pas pour ses découvertes savantes mais pour avoir fait d’une marque un culte avec ses boutiques disséminées tels des temples voués à l’applemania. La spiritualité « technisch » est d’un type nouveau, oscillant entre une sorte d’animisme artificiel, de pensée magique et de fétichisme technologique. Elle est l’un des signes puissants de la civilisation en crise, à l’instar de la spiritualité völkisch qui actualisa en partie la crise européenne il y a un siècle.

Le lecteur averti n’est pas dupe et sait où je veux le mener en usant du jeu de miroirs völkisch et « technisch », néologisme inventé avec l’intention de traduire une crise de civilisation qui pourrait ressembler à celle des années 20 et 30 du siècle dernier mais qui s’en démarque largement. Le völkisch fut un mouvement conservateur, ayant participé à l’avènement du sombre Reich, en connivence avec une idéologie, celle d’encadrer les masses depuis une hiérarchie. Le « technisch » au contraire n’a rien d’un encadrement des masses. Les individus s’encadrent eux même dans ce filet artificiel tissé par le Web, les écrans, les réseaux sociaux, les savoirs utiles et souvent futiles. Il n’y a pas d’idéologie. C’est le Moi tout puissant et triomphant qui s’exprime, dévoilant parfois son cortège d’émotions, d’envies, de ressentiments et de déviances narcissiques. Si nouveau totalitarisme il y a, c’est celui du Moi. Rien de commun avec le fascisme des années 30 et son appareil d’Etat en guerre contre l’ensemble du peuple.

Le totalitarisme du Moi va de pair avec la mécanique du marché. L’individu est un agent, un opérateur, un acteur, impliqué avec d’autres individus pour établir des interactions et aussi des transactions. L’individu voit dans autrui un acteur dévoué pour l’échange, matériel, virtuel, jeu. Autrui est considéré sous l’angle de l’intéressement. L’individu ne voit plus en autrui l’ami, l’amour, le compagnon, le frère, le citoyen, bref, la personne dans son entièreté, avec une longue histoire et une espérance, une personne transfigurée dans l’espace et le temps. Dans le système du Moi totalitaire, l’existence se vit comme un jeu au présent, avec des échanges matériels, objectifs, localisés, médiatisés souvent par les écrans.

Cette existence au présent, faite de contacts matériels, dans l’instant et l’espace, se trouve en connivence avec la science moderne basée elle aussi sur les contacts et les interactions. Une science qui permet de réfléchir et concevoir ce qu’il y a derrière le phénomène mais qui se refuse à cette tâche car ce qui n’est pas phénoménalisable ne compte pas. La science en crise de sens va de pair avec l’existence du Moi dans ce nouvel univers totalitaire qui mine les démocraties libérales et les républiques mais en usant de moyens insidieux et soft ; rien de commun avec la brutalité des fascismes d’Etat. Sauf le sentiment que le monde n’est plus un havre de confiance car si d’un côté le totalitarisme veut rassurer avec les pommades sécuritaires les consciences moutonnières et les individus de la masse, de l’autre côté ce même totalitarisme joue sur les peurs, les aspirations au conformisme et ne rend pas facile l’existence des individus dotés d’un coefficient spirituel conséquent et soucieux de libertés.

Le totalitarisme du Moi fonctionne avec l’Etat du 21ème siècle, du moins en Occident. Avec comme un ensemble de dispositifs adossés à des enjeux désignés comme essentiel par les Etats. Politique de l’offre, réchauffement climatique, sécurité sanitaire, transition énergétique. Le Moi se prête à ce jeu de part son existence dans l’action, l’espace et le temps. Peut-on sortir de cette crise, de ces crises ? Un œil perspicace pensera à la chouette de Minerve s’envolant à la tombée de la nuit. Hegel pensait en effet que la philosophie arrive toujours après coup, trop tard. Cette chouette fut mentionnée dans la préface d’un livre de Husserl par Granel qui évoquait le triomphe de la barbarie fasciste et l’échec du combat des Husserl et autres Cassirer, ces grands humanistes qui avaient promu la liberté libérale comme valeur européenne suprême.

Les consciences éveillées savent bien que l’objectif « humain » des sociétés n’est pas de résoudre les crises financières, économiques, sanitaires, ni le climat, mais de trouver les réponses à la crise spirituelle mondiale, qui est aussi une crise des civilisations.

 

 

Source : Agoravox.fr