Le poisson bientôt aussi cher que le caviar ?

Les poissons de ligne dits "nobles" dont les tarifs frôlent la bijouterie sont le plus souvent remplacés par des ersatz d'élevage. Tour d'étals.

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DURAND FLORENCE/SIPA

Une grosse limousine avec chauffeur dépose une dame en tailleur Dior devant le magasin. Tout en ôtant sa casquette, le voiturier ouvre la portière de la Bentley. « Madame se souvient-elle du nom de son vendeur habituel ? - Oui, répond la douairière, il me semble que c'est Jean-Gérard. - Veuillez prendre place à cette console, je le fais appeler sur-le-champ. » Apparaît alors un gaillard en ciré jaune cintré Jean Paul Gaultier au col tenu par un nœud en coquille de moule.

« Quel modèle puis-je proposer à Madame ? - Je reçois ce soir des amis très chers, il me faut quelque chose de superbe. » Ouvrant les tiroirs d'un meuble frigorifique en Inox argenté, le vendeur présente deux beaux bars aux ouïes écarlates posés sur un écrin de fougères givrées. Prix 625 €. « J'ai bien ces modèles-ci, n'est-ce pas, mais, si Madame préfère quelque chose d'un peu plus gracieux, j'ai aussi ces splendides soles de l'île d'Yeu, à 790, arrivées ce matin par le Thalys de Rotterdam [les ports de pêche français étant tous sinistrés, ce sont des traders néerlandais qui centralisent le marché du poisson européen]. A moins que Madame ne préfère ces rougets-barbets de roche, deux modèles rares aux écailles rubis, à 958, pêchés de la nuit dans les profondeurs du cap d'Antibes et livrés à l'aube par notre mareyeur coréen, qui se tiendront comme des charmes sur une mousse de cèpes aux piments de Passy. Vous n'en trouverez pas de plus frais place Vendôme », ajoute le harenger d'un ton hautain, en ajustant sa paire de gants en latex du Guilvinec (les algues au lisier de porc des plages bretonnes ont généré une industrie chimique des plus performantes).

L'aquaculture change la donne

Avec un soupçon de conso-fiction, c'est bien le scénario que l'on imagine pour décrire ce que pourraient être les dernières poissonneries françaises en 2023. Déjà, en 2013, le poisson de ligne est en passe de devenir un produit de luxe. Il faut préciser poisson de ligne, car l'industrialisation de la pêche et l'explosion de l'aquaculture à grande échelle sont en train de bouleverser la donne, même si le produit de ces activités commence lui aussi à atteindre des records. A certaines périodes de l'année, il devient en effet difficile de trouver du bar ou du turbot à moins de 30 €/kg ; les premières soles filets sont à 25 €/kg et le colin, naguère bon marché, atteint désormais facilement 20 €/kg.

Boulimie mondiale

Un rapport de l'Organisation des nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) constatait début 2013 une flambée des cours à l'échelle mondiale, en augmentation de plus de 15 % par rapport à un précédent record datant de mai 2012. Dans les six derniers mois, le prix de certains poissons a augmenté de 30 %. Comment expliquer ces hausses si soudaines, et si brutales, dans des délais si rapprochés ? Deux facteurs conjugués sont à l'origine de cette situation : une explosion de la demande conjuguée à une hausse des coûts de production.

La consommation mondiale de poisson est, en effet, passée de 40 millions de tonnes en 1970 à 100 millions de tonnes en 2010. L'Extrême-Orient, notamment la Chine et le Japon, importe massivement pour faire face à la croissance vertigineuse de la demande intérieure. Le marché est soumis à de telles pressions que les prix du saumon issu de la pêche sauvage ont grimpé plus vite que ceux du saumon d'élevage provenant des fermes aquacoles. La production de saumons d'élevage devrait ainsi augmenter de 5,6 % d'ici à la fin 2013, tandis que les captures de pêche croîtront de moins de 1 %.

Contrairement aux prévisions, il ne faut pas attendre un surcroît de livraisons en provenance du Chili et de Norvège, ces deux pays rencontrant des problèmes de production. Quant au thon, pour lequel les mareyeurs japonais provoquent de véritables tsunamis économiques, il est en concurrence directe avec la joaillerie. On le vend 2000 $/t aux Etats-Unis alors qu'à Tsukiji, le célèbre marché au poisson de Tokyo, début 2013, un thon rouge de 222 kg était payé 155 millions de yens (1,38 million d'euros, soit 6000 €/kg. Comme quoi la fiction d'une poissonnerie place Vendôme n'est pas si délirante que cela).

Les prises planétaires, tous types de prélèvements confondus, ayant beau avoir atteint des sommets cette année, avec 161 millions de tonnes, rien ne permet de calmer la boulimie mondiale pour les produits de la mer, ni d'endiguer la hausse des prix. Il est vrai que celle des carburants et des farines aquacoles a été sérieusement boostée depuis 2012. Côté poisson sauvage, les pêcheurs qui payent leur mazout, les mareyeurs qui payent les transporteurs et les poissonniers qui se font livrer par les grossistes le savent bien. Côté poisson d'élevage, le coût de production des farines, elles aussi grosses consommatrices de gazole, entre les flottes minotières, les transports et la transformation de poisson en granulés, la note devient également de plus en plus salée.

Sans oublier le rôle néfaste de la grande distribution qui, non contente d'entretenir parfois sa propre flotte de pêche, comme c'est le cas pour Intermarché (les hypers à l'enseigne des mousquetaires), n'hésite pas à acheter directement la totalité de sa cargaison à un bateau de pêche en contournant la criée. Au mépris des règles du marché censées maintenir les équilibres, les grandes surfaces jouent avec l'offre et s'amusent de la demande, provoquant une hausse magistrale des prix du peu de poisson qui arrive à passer par la criée.

L'incomparable qualité du sauvage

On ramasse tout avant et les mareyeurs n'ont plus qu'à payer le double, voire le triple, des tarifs normaux pour fournir les poissonniers indépendants. « Résultat, hormis ceux, de moins en moins nombreux, qui peuvent s'appuyer sur une clientèle qui ne compte pas, les autres n'ont plus d'autre choix que de se tourner vers le poisson d'élevage s'ils veulent préserver une tarification abordable », dénonce Dominique Maury, poissonnier de détail à Paris (Xe). Installé au marché Saint-Quentin, cet artisan à l'ancienne propose, avec quelques autres stars de l'écaille française, un des étals les plus pointus et les plus fournis de la capitale.

« Mon but n'est pas de vendre du bar de ligne à des tarifs exorbitants pour m'en mettre plein les poches, précise l'artisan, mais de faire en sorte que le consommateur renoue avec le poisson frais pêché en mer. Je n'ai rien à cacher et je revendique, comme beaucoup de mes confrères, le fait de marger un peu moins sur les poissons chers, dits nobles, comme la sole filets, le turbot ou le saint-pierre, afin qu'ils restent accessibles, et de corriger l'écart en prenant un petit plus sur les poissons moins prestigieux, mais qui ne seront pas plus coûteux au final. »

Ce commerçant de quartier, qui n'hésite pas à aller lui-même chercher son poisson à Trouville, Dieppe, Granville ou Port-en-Bessin, criées du littoral normand les plus proches de Paris, se bat depuis toujours pour que le client préfère un bon merlan sauvage à une daurade d'élevage, d'autant qu'il le paiera bien moins cher et se régalera. « Comment faire comprendre au consommateur que le plus modeste poisson de chalut sera toujours plus sain et plus goûteux qu'un turbot ou un bar d'élevage qui valent quatre ou cinq fois plus cher. Mon calcul est simple : prenez trois fois du carrelet à 9 €/kg et, avec les économies réalisées, vous vous offrez une belle sole filets à 36 €/kg la prochaine fois, au lieu d'acheter quatre fois du turbot d'élevage à 15 €/kg. A la fin du mois, votre budget est le même, avec de la qualité et du plaisir en plus. »

On le prépare en dix minutes

Idem pour le maquereau, le lieu, le cabillaud, la lotte, le grondin et la sardine. Un raisonnement qui rejoint celui du camembert : mieux vaut deux fois du Réo AOC au lait cru que quatre fois du Président pasteurisé sans âme et sans histoire. Conclusion, l'homme vide les mers du globe ou souille les profondeurs, pour générer des profits financiers, alors qu'une autre éthique alimentaire suffirait à relever nombre de défis. Toutes les conditions sont réunies pour que le poisson sauvage, c'est-à-dire le naturel, devienne demain l'une des denrées les plus rares et les plus coûteuses de la Terre, alors qu'il suffirait d'un peu de bon sens et de concertation pour enrayer le fléau. S'il est une facilité, le bar d'élevage n'est pas une fatalité. Pour l'heure, on peut encore se régaler en France avec du poisson pas cher, pour peu que l'on veuille bien prendre dix minutes pour le faire cuire. A 4 € pièce, il y a de quoi mettre le merlan en colère.


La sole s'envole

ATTENTION À NE PAS TOMBER DANS LE FILET

Poisson favori des Français, quand ils peuvent s'en payer, la sole commune (Solea solea) se vend sous plusieurs catégories. Bien qu'il existe six calibres officiels de criée, de la taille 1 (500 g et plus) à la taille 5-2 (de 120 à 140 g), en termes courants, on en compte quatre sur le marché, à commencer par le céteau (dit aussi «langue d'avocat»), entre 80 et 120 g, suivi de la solette, de 150 à 250 g, de la sole portion, de 300 à 500 g, puis de la sole filets (dont on peut lever les filets), la plus grosse, au-delà de 600 g, qui peut mesurer jusqu'à 70 cm et peser 3 kg. Selon la saison et l'endroit, les prix peuvent aller dans tous les sens. Ainsi à l'heure de boucler cette enquête, tarif commerce de détail au particulier TTC, la solette était vendue 10 €/kg à Saint-Gilles-Croix-de-Vie (Vendée) et 14,50 €/kg sur les marchés parisiens. La sole portion de 400 g était à 15 €/kg à Granville et à 21 €/kg dans une poissonnerie de Bordeaux. Quant à la sole filets de 650 g, elle était à 26,90 €/kg à Granville et à 48 €/kg à Paris. En période de forte demande, ces tarifs peuvent prendre 20 % de majoration. Décembre 2012 vit la sole filets de Dieppe à 55 €/kg chez quelques poissonniers stars à Paris.


Absurdité économico-écologique

7 KG POUR PRODUIRE 1 KG

Il faut sacrifier environ 7 kg de poisson sauvage pour produire 1 kg de poisson d'élevage. Ce dernier se nourrit en effet de farines issues de la pêche minotière. Un tiers de la pêche mondiale est ainsi transformée en «poisson fourrage» pour l'aquaculture industrielle. Et plus les prélèvements de poissons sauvages augmentent, plus la ressource naturelle disparaît, plus il faut recourir à l'élevage. Inquiète face à cette désastreuse perspective, la Commission européenne vient d'autoriser les farines carnées pour alimenter les grandes fermes aquacoles de l'Union.

On sait par ailleurs que la farine de poissons sauvages est remplaçable, sans trop d'incidence sur le goût, par des farines végétales, sauf que la spéculation sur les céréales les rend beaucoup plus chères que les océanes. Il est vrai que les éleveurs méditerranéens, notamment les Grecs, grands producteurs de bars et de daurades à bas prix et peu soucieux d'éthique alimentaire, n'avaient pas attendu la levée de l'interdiction pour donner des «farines de sang» (mieux vaut ne pas savoir de quoi) à leurs poissons de batterie. José Manuel Barroso ultralibéralise aussi le fond des mers. Quand absurdité économique rime avec catastrophe écologique.


RECETTES EXPRESS

SARDINES MARINÉES, 3 € SANS LA BOÎTE

Lever les filets de six sardines et bien les rincer. Saler, poivrer et laisser mariner 6 h dans le jus d'un citron pressé, relevé d'une cuillère à café de vinaigre de cidre, et saupoudrer avec de la coriandre hachée. Quand les filets sont bien marinés, les sortir de leur jus et les disposer sur des tranches de pain un peu épaisses légèrement toastées.

Servir à l'apéritif ou en entrée avec un vin blanc effervescent type vouvray ou crémant de Loire glacé.

MERLAN COLBERT, UN CLASSIQUE POUR 4 €

Fendre un merlan de 300 g par le dos sans séparer les deux moitiés et retirer délicatement l'arrête (ou demander au poissonnier). Saler, tremper dans du lait, le rouler dans la farine, puis dans un œuf battu, avant de le passer dans la chapelure. Faire frire dans de l'huile bien chaude 5 min de chaque côté et servir avec un beurre maître d'hôtel (malaxé avec du persil haché). Servir avec des pommes de terre vapeur et un quincy bien frais.

MAQUEREAU À LA MOUTARDE, 5 € COMPTEUR RELEVÉ

Poser un maquereau de 400 g entier, vidé et lavé, sur un plat bien beurré. Disposer de fines lamelles de citron et une échalote hachée à l'intérieur du poisson. Mélanger trois cuillers à café de moutarde avec une de crème fraîche, saler, poivrer, puis bien en badigeonner le maquereau. Mettre au four position gril porte ouverte 15 min de chaque côté jusqu'à ce que la peau soit bien dorée. A servir avec une poêlée de poireaux et un blanc de Provence.

GRONDIN À LA NAGE, UNE BOUILLABAISSE À 6 €

A ne pas confondre avec le rouget barbet, le rouget grondin a le museau aplati. En choisir un de 400 g, vidé et lavé, salé et poivré, que l'on pose dans une cocotte ovale contenant 50 cl de vin blanc préalablement bouilli, un oignon en lamelles, une feuille de laurier et un clou de girofle. Faire mijoter à feu moyen durant 20 min en retournant de temps en temps le poisson sans l'abîmer, de façon à le mouiller sans cesse. Servir avec du riz et un jurançon bien sec.

CARRELET AU PLAT, 7 € QUI BAIGNE DANS LE BEURRE

Poser un beau carrelet de 500 g sur un plat à four bien beurré. Saler, poivrer, parsemer de persil haché et couvrir de quelques lamelles de beurre. Enfourner à chaud durant 20 min à 180 °C et veiller à bien arroser toutes les 5 min. Finir les 10 dernières minutes sur position gril pour cloquer la peau, qu'il faudra délicatement lever avant de servir. Accompagner avec des chips de navet et du cidre fermier normand brut bien frappé.


FERMETURE DES POISSONNERIES

LA MARÉE EST SOUVENT EN NOIR

Paris comptait un peu plus de 460 poissonneries de détail en 1970, il n'en reste plus que 80 en 2013. Remplacées par quoi ? Par les rayons surgelés de la grande distribution... La réponse est abrupte, mais assez significative. On sait que les Français cuisinent de moins en moins, notamment le poisson frais entier, et que les stands de poissonnerie en grande surface débitent essentiellement des filets de poisson (lieu, maigre, cabillaud), encore que l'on trouve aujourd'hui, le mercantilisme alimentaire n'ayant pas de limites, du poisson d'élevage en barquettes plastifiées.

«Si une élite d'amateurs persiste à acheter son poisson en poissonnerie artisanale, plus de 80 % des ventes de poisson frais se font en hypermarché. Mais la vérité est que les gens se contentent de plats cuisinés à base de denrées marines ou de surgelés, on ne touche plus une arête ou une nageoire, c'est sale et ça prend du temps...» se lamente Dominique Maury au marché Saint-Quentin. Ajoutez à cela les charges sociales, la crise des vocations par manque de formation professionnelle, la difficulté d'obtenir du poisson sauvage à un prix accessible, le coût des loyers à Paris, les conditions de travail liées au froid, les contraintes horaires nuisibles à la vie de famille et le refus de certains conjoints de sentir le poisson, tel est le logiciel de la disparition des poissonneries.


Mémoires d'outre-mer LES POISSONS VOLANTS PASSENT LE MUR DU SON

La réglementation française impose aujourd'hui aux poissonniers de détail d'indiquer la provenance de leurs poissons, ce qui est un plus pour l'information du consommateur. Il serait judicieux que la restauration suive cette éthique, en indiquant sinon la provenance du poisson, au moins son origine de production.

Exemples : «S» pour sauvage, «E» pour élevage et «C» dans le cas où le poisson serait congelé ou surgelé, étant entendu qu'une bonne congélation d'un poisson sitôt sorti de l'eau vaut toujours mieux qu'un poisson «frais» ayant vu six jours de glace et une semaine de frigo. Refusant à juste titre de vendre du poisson d'élevage, qui fait les choux gras de la grande distribution mais où l'on trouve un peu de meilleur et surtout beaucoup de pire, certains mareyeurs et restaurateurs sont contraints de faire venir leur poisson sauvage de loin. Il est désormais courant de trouver de la daurade d'Afrique du Sud ou du bar d'Argentine dans les assiettes de la restauration. Réputé pour son merlu d'une fraîcheur exemplaire, un restaurateur du Pays basque, lassé par les compliments d'une clientèle ravie de déguster la pêche locale, n'hésite pas à préciser que son poisson vient du Chili par avion et qu'il est meilleur et moins cher qu'à la criée du coin. Une aberration pourtant bien réelle qui donne froid à la nageoire dorsale.

 

Source : Marianne.net (14.09.2013)

 


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