Une histoire que l'on pourrait croire tirée d'un vaudeville impliquant des personnages bien connus, mais qui s'illustre par son décalage et sa gravité. Parce qu'un homme a osé révéler la vérité, elle a droit de cité...
Stupéfiant rebondissement dans l'affaire Liliane Bettencourt. La fille unique de la milliardaire, convaincue que sa mère est dépouillée de ses biens depuis plusieurs années, a transmis à la brigade financière, jeudi 10 juin, des enregistrements pirates de conversations entre l'héritière de L'Oréal et ses principaux conseillers. Ces documents audio, dont Mediapart a pris connaissance, révèlent les fragilités d'une vieille femme de 87 ans, mais aussi diverses opérations financières destinées à échapper au fisc, des relations avec le ministre Eric Woerth et son épouse, ainsi que les immixtions de l'Elysée dans la procédure judiciaire.
Les révélations contenues dans ces enregistrements clandestins sont susceptibles de perturber le procès, prévu du 1er au 6 juillet à Nanterre, du photographe François-Marie Banier. Ce dernier, à en croire Françoise Bettencourt, la fille de Liliane Bettencourt, se serait rendu coupable du délit d'«abus de faiblesse». Ce que les avocats de sa mère tout comme l'intéressé contestent formellement. Le montant des dons accordés à l'artiste par Liliane Bettencourt (dont la fortune, l'une des premières au monde, est estimée à 22 milliards de dollars) s'élève selon Françoise Bettencourt à 1 milliard d'euros, entre 2002 et 2009. Dans son enquête, diligentée en 2007, la brigade financière avait évalué les sommes à 630 millions d'euros, sur la période allant de 1997 à 2007. Mais le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, a décidé en septembre 2009 de classer sans suite l'enquête préliminaire, estimant qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments pour caractériser l'infraction et que la fille de la milliardaire n'était pas fondée à agir (seule la victime d'un «abus de faiblesse», en l'occurrence Liliane Bettencourt, le serait). C'est précisément cette enquête, initiée à la suite d'une plainte de Françoise Bettencourt, qui est à l'origine des révélations qui interviennent aujourd'hui. En effet, mécontents des témoignages – dont ils ont apparemment eu connaissance en détail – devant la police de certains de ses employés de maison, les conseillers de Liliane Bettencourt l'ont convaincue de se séparer de plusieurs d'entre eux.
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Pendant un an, à partir du mois de mai 2009 et jusqu'à son départ en mai 2010, l'un des employés de maison, le maître d'hôtel, furieux du sort réservé à certains de ses collègues, a décidé de piéger la milliardaire et son entourage en dissimulant un dictaphone dans la salle de l'hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine où Mme Bettencourt a l'habitude de tenir ses réunions d'affaires. Un procédé parfaitement déloyal, les participants à ces réunions informelles n'ayant bien évidemment jamais été informés qu'ils étaient enregistrés.
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Toutefois, selon plusieurs sources, il continuerait à conseiller le chef de l'Etat sur les dossiers les plus sensibles – il aurait ainsi participé à des réunions au moment du procès Clearstream, en janvier dernier. Un mélange des genres surprenant que les conversations captées clandestinement chez Mme Bettencourt semblent confirmer, puisqu'elles évoquent ses interventions dans le dossier avant mais aussi après son départ de l'Elysée. On peut supposer que M. Ouart est «mandaté» par Nicolas Sarkozy, que l'affaire Bettencourt intéresse au premier chef. Lorsqu'il était maire de Neuilly-sur-Seine (entre 1983 et 2002), M. Sarkozy était souvent l'hôte de Liliane Bettencourt, qui le conviait à déjeuner dans son hôtel particulier.
Lors d'un entretien enregistré le 21 juillet 2009, le gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt, Patrice de Maistre, explique ainsi à la milliardaire qu'il a eu au téléphone le matin même Patrick Ouart, «le conseiller juridique, à l'Elysée, que je vois régulièrement pour vous». Il s'explique : «Il m'a dit que le procureur Courroye allait annoncer le 3 septembre, normalement, que la demande de votre fille était irrecevable. Donc classer l'affaire. Mais il ne faut le dire à personne, cette fois-ci. Il faut laisser les avocats travailler. Voilà. Il vaut mieux que j'entende cela qu'autre chose. Donc je suis de bonne humeur.» M. de Maistre était bien renseigné : le 3 septembre 2009, le parquet de Nanterre se prononça effectivement pour l'irrecevabilité de la plainte de Françoise Bettencourt. Le 23 avril 2010, lors d'une autre entrevue surprise par le dictaphone caché, et alors que Patrick Ouart a quitté l'Elysée depuis près de cinq mois, Liliane Bettencourt s'enquiert auprès de Patrice de Maistre de l'évolution de la procédure : «Est-ce qu'on a des indications ou quelque chose ?», demande l'actionnaire principale de L'Oréal. Patrice de Maistre répond : «Je n'ai qu'une indication. C'est que j'ai vu, euh, l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy pour les affaires juridiques et judiciaires, Patrick Ouart, qui n'est plus à l'Elysée mais qui n'a pas été remplacé et qui travaille chez Bernard Arnault, et qui m'aime beaucoup. Et il a voulu me voir l'autre jour et il m'a dit, M. de Maistre, le président continue de suivre ça de très près... (...) Et en première instance, on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire qu'en cour d'appel, si vous perdez, on connaît très, très bien le procureur. Donc c'est bien. Voilà. Ça date de la semaine dernière. Je ne l'ai pas dit à Kiejman, voilà.» Préalablement, le chef de l'Etat avait déjà été jusqu'à accorder un entretien en particulier à la milliardaire, à l'Elysée, fin 2008. Selon Le Point du 18 décembre 2008, elle aurait demandé au président de classer l'enquête préliminaire ouverte à Nanterre, espérant sans doute jouer sur les liens unissant Nicolas Sarkozy au procureur des Hauts-de-Seine, Philippe Courroye – dont il est beaucoup question dans les enregistrements. C'est une visite que l'avocat «historique» de Liliane Bettencourt, Me Fabrice Goguel, qui ne la défend plus aujourd'hui, jugera inopportune dans une conversation captée le 3 juillet 2009 : «Vous avoir emmené voir Sarkozy, finalement, cela a été une très mauvaise chose. C'est à cause de ça que le procureur ne veut plus régler le dossier, pour montrer qu'il est indépendant de Sarkozy.»
Acte II : les relations avec Eric et Florence Woerth
Nicolas Sarkozy n'est pas la seule personnalité politique d'envergure à graviter dans l'environnement de la milliardaire. À en croire les enregistrements, l'actuel ministre du Travail et trésorier de l'UMP (depuis 2003), Eric Woerth, est également omniprésent dans les conversations. En tant que ministre du budget (de mai 2007 à mars 2010), M. Woerth fut notamment l'homme du bouclier fiscal destiné à réduire les impôts des plus riches, mais aussi celui qui a créé une «cellule» pour inciter les fraudeurs du fisc à rapatrier leurs fonds en France. Il faut préciser que Florence Woerth, l'épouse de l'actuel ministre du Travail, a géré entre 2007 et 2010, sous l'autorité de Patrice de Maistre, au sein de la société Clymène, la fortune de Liliane Bettencourt. Le 23 avril 2010, Patrice de Maistre confie à la milliardaire : «Je me suis trompé quand je l'ai engagée. (...) J'avoue que quand je l'ai fait, son mari était ministre des finances (du budget, NDLR), il m'a demandé de le faire. (...) Et donc si vous voulez, aujourd'hui, sans faire de bruit, je pense qu'il faut que j'aille voir son mari et que je lui dise que avec le procès et avec Nestlé, il faut qu'on soit trop manœuvrants et on peut plus avoir sa femme. Et puis on lui, on lui, on lui donnera de l'argent et puis voilà. Parce que c'est trop dangereux.»
M et Mme Woerth© Reuters
D'après Patrice de Maistre, Eric Woerth est aussi celui qui a permis à l'Institut d'obtenir un bâtiment de l'Hôtel de la Monnaie, à Paris, où doit être construit un auditorium «André Bettencourt», du nom du défunt mari de Liliane, mort en 2007. Le 29 octobre 2009, le gestionnaire de fortune annonce à la richissime héritière avoir invité M. Woerth à visiter les lieux. «J'ai fait venir le ministre Eric Woerth», dit-il.
«Qui c'est celui-là ?», lance Mme Bettencourt, oublieuse d'une précédente discussion sur le même sujet, deux jours plus tôt.
De Maistre explique et en dit beaucoup : «Alors, c'est le mari de Mme Woerth, que vous employez, qui est l'une de mes collaboratrices, qui n'est pas très grande... Mais lui est très sympathique et c'est notre ministre du budget. Et c'est lui qui a permis à l'Institut de récupérer le bâtiment dans lequel on va faire l'auditorium. Il est très sympathique et en plus c'est lui qui s'occupe de vos impôts donc je trouve que ce n'était pas idiot. C'est le ministre du budget. Il est très sympathique, c'est un ami.»
Le dictaphone-espion placé chez Mme Bettencourt a capté une autre scène, datée du 4 mars 2010 celle-là, où la milliardaire, sous le contrôle de Patrice de Maistre, signe une autorisation de paiement à l'intention de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse, afin de l'aider à financer semble-t-il sa campagne pour les élections régionales (elle était tête de la liste UMP en Ile-de-France) puis, à en croire les enregistrements, un deuxième à l'ordre d'Eric Woerth et enfin un troisième, manifestement pour... Nicolas Sarkozy !
D'après les éléments de compréhension de la scène fournis par l'écoute de la bande, on entend Patrice de Maistre soumettre à Liliane Bettencourt un certain nombre d'autorisations de paiement, sans que l'on sache avec certitude s'il s'agit de chèques. Soudain, le nom de Valérie Pécresse apparaît.
Patrice de Maistre : «Valérie Pécresse, c'est la ministre de la recherche. Elle fait la campagne pour être présidente de Paris. Elle va perdre mais il faut que vous la souteniez et c'est des sommes très mineures, des petites sommes. Elle va perdre mais il faut que l'on montre votre soutien. Le deuxième, c'est le ministre du budget. Il faut aussi l'aider. Et le troisième, c'est Nicolas Sarkozy.»
La suite du dialogue est pour le moins savoureuse :
— Liliane Bettencourt : «Bon alors, il faut donner pour Précresse...»
— Patrice de Maistre : «Mais ce n'est pas cher.»
— LB : «C'est elle qui a demandé cette somme là ?»
— PdM : «Non, c'est le maximum légal. C'est 7.500, ce n'est pas très cher. Vous savez, en ce moment, il faut que l'on ait des amis. Ça, c'est Valérie Pécresse. Ça, c'est Eric Woerth, le ministre du budget. Je pense que c'est bien, c'est pas cher et ils apprécient.»
— LB : «Et Nicolas Sarkozy ?»
— PdM : «C'est fait, c'est dedans.»
Les bandes enregistrées témoignent par ailleurs de la panique qui paraît s'être emparée des proches de Liliane Bettencourt dans le courant de l'année 2009 s'agissant des fonds placés par la milliardaire à l'étranger. A l'évidence, la crainte était forte que le fisc français ne plonge son nez dans certaines opérations financières et découvre notamment l'existence de deux comptes suisses, l'un crédité de 13 millions d'euros, l'autre de 65 millions d'euros, et ignorés de l'administration jusqu'alors.
De fait, le contexte est plutôt tendu. Entre la volonté affichée par l'Etat français de lutter contre l'évasion fiscale (dont témoigne la mise en place à Bercy d'une cellule vouée à accueillir les fraudeurs «repentis») et le scandale des fichiers volés à la HSBC (contenant le nom de milliers de Français ayant des comptes non déclarés dans la banque suisse), il est devenu risqué de dissimuler des avoirs chez nos voisins helvètes.
Liste des paradis fiscaux© DR
L'écoute des bandes montre que, selon toute vraisemblance, le principal collaborateur de Liliane Bettencourt et ses proches conseillers ont préféré ne pas rapatrier en France les avoirs cachés de la femme la plus riche de France. Pour continuer de les soustraire à l'attention du fisc.
En témoigne cette discussion du 27 octobre 2009 entre Patrice de Maistre et l'héritière de L'Oréal :
Trois semaines plus tard, les choses avancent. Lors d'un rendez-vous, le 19 novembre 2009, Patrice de Maistre confie avoir obtenu de plus amples informations sur cet «autre» compte caché : «Je suis allé voir ce compte à Vevey où vous avez quand même 65 millions d'euros. C'est beaucoup d'argent. J'ai vu le notaire qui s'occupe de cela (...) il faut que l'on enlève ce compte de Suisse. Donc je suis en train d'organiser ça puisque vous savez qu'il y a une loi qui va permettre aux Français de savoir l'argent que l'on a en Suisse. (...) Il faut qu'on bouge ce compte. (...) Je suis en train d'organiser le fait de l'envoyer dans un autre pays, qui sera soit Hong Kong, Singapour ou en Uruguay. (...) Comme ça, vous serez tranquille. Je pense que c'est bien, ça vous laisse votre liberté. Si on ramène cet argent en France, ça va être très compliqué.»
L'île d'Arros© DR
La Suisse n'est pas le seul motif de préoccupation fiscale du gestionnaire de fortune de l'héritière de L'Oréal. Les enregistrements rendent compte des interrogations de Patrice De Maistre quant au statut de l'île d'Arros, aux Seychelles. Un sublime îlot privé qui n'est manifestement pas déclaré et dont on découvre que le propriétaire officieux n'est autre que... François-Marie Banier, par l'entremise d'une société au Liechtenstein.
Le 19 novembre 2009, Patrice de Maistre annoncera que, contrairement à ce qu'il avait imaginé un temps, il est préférable de ne pas déclarer l'île à l'administration française : «J'ai aussi examiné le fait que vous déclariez votre île en France. Mais là aussi, je pense qu'il ne faut pas le faire parce que c'est trop compliqué. J'ai peur que le fisc tire un fil.» Et le gestionnaire de fortune d'ajouter : «Pour l'île, vous étiez chez vous et à un moment vous avez voulu la donner à François-Marie. [Me Goguel] a créé une fondation et il a fait des grosses bêtises. Par exemple, il vous a fait mettre 20 millions de ce compte que vous avez à Vevey dans la nouvelle fondation. (...) C'est stupide. Si je voulais ramener l'île, on va tout de suite voir que vous avez un autre compte où vous avez mis 20 millions dans la fondation et on tire le fil. Ça, je ne veux pas. (...) On va rester comme ça. On va pas bouger.»
L. Bettencourt© DR
Toutefois, les conversations captées douze mois durant par le dictaphone de l'employé de maison laissent deviner une vieille femme atteinte d'un début de surdité et sujette à de fréquentes pertes de mémoire, spectatrice plutôt qu'actrice des débats, qu'ils portent sur la stratégie judiciaire à adopter ou sur les mesures à prendre pour mettre sa fortune à l'abri du fisc. Des discussions dont elle ne paraît pas toujours mesurer la portée, ni parfois même le sens. C'est flagrant lorsqu'il est question de celui dont elle a fait, au désespoir de sa fille, son “favori”.
Photographe, romancier, acteur, François-Marie Banier (63 ans) est surtout un dandy, familier de la jet-set dont il est une figure depuis la fin des années 1960. Successivement proche de Dali, Aragon ou Françoise Sagan, il a rencontré Liliane Bettencourt en 1987. Depuis, ils ne se sont plus quittés, la milliardaire, séduite par le personnage, en faisant son “homme de compagnie” – mais pas son amant.
Pour la fille de l'héritière de L'Oréal, le photographe aurait en fait profité de la dégradation progressive de l'état de santé de sa mère pour la déposséder au fur et à mesure de ses biens, via des libéralités de toutes sortes (participations dans des SCI, remises d'espèces, dons de tableaux de maîtres, souscription de contrats d'assurance-vie, etc.) Le tout pour un montant proche du milliard d'euros.
Ainsi, cet échange du 23 octobre 2009 :
Source : Mediapart
"Notre âme s'est échappée comme l'oiseau du filet des oiseleurs; Le filet s'est rompu, et nous nous sommes échappés."
psaume 124,7
Chalouette.