Pour Mathieu Guidère, spécialiste des mouvements islamistes, la menace terroriste existe si l'appel au djihad du chef du Conseil des commandants d'Aqmi est pris au pied de la lettre par "le commun des mortels".
Mathieu Guidère, spécialiste des mouvements islamistes, professeur à l'Université Toulouse 2, auteur du livre "Les Nouveaux Terroristes", explique au "Nouvel Observateur" la nature exacte de la vidéo rendue publique ce mardi 7 mai par Abou Obeida Youssef al-Annabi.
Qui est al-Annabi et quel est en substance la teneur de son message ?
- Al-Annabi est le chef du Conseil des commandants d'Aqmi, c'est-à-dire l'autorité suprême d'al-Qaïda au Maghreb islamique du point de vue théologique et juridique. C'est donc lui qui donne la ligne théologique, qui décide de ce qui est légitime ou de ce qui ne l'est pas, qui donne la ligne idéologique et doctrinale de l'organisation.
C'est ce Conseil qui élit d'ailleurs le chef d'Aqmi – aujourd'hui Droukdel, élu en 2006. Al-Annabi est donc un personnage clé, probablement d'ailleurs le prochain chef d'Al-Qaïda au Maghreb islamique si Droukdel venait à disparaître. Le chef du Conseil des commandants, c'est la tradition, prend en effet la succession si le chef de l'organisation vient à mourir. C'est ce qui s'est passé notamment en 2003 et 2004.
Al-Annabi est très important, en particulier pour la légitimation des actions de l'organisation qu'ils recommandent dans cette vidéo. Le message qu'il donne aujourd'hui est le premier intitulé "la guerre au Mali", intégralement dédié à l'intervention française dans le pays. Et dans cette intervention vidéo, al-Annabi prononce une fatwa. Ce message est donc avant tout un message interne à l'organisation. Ce n'est pas, comme on peut l'entendre dans les médias un message adressé à la France. C'est un message destiné à légitimer le djihad au Nord du Mali.
Jusqu'à présent, il y avait un débat entre les différents groupes islamistes armés et djihadistes sur la légitimité ou non de mener le djihad au Nord du Mali pour une raison très simple : le djihad n'est pas, en principe, légitime sur une terre musulmane. Les djihadistes ne peuvent pas se battre sur une terre musulmane contre d'autres musulmans s'il n'y a pas une fatwa, une légitimation juridique, qui les y autorise. Cela a été le cas en Afghanistan, mais également en Irak où l'autorisation est venue tardivement, en 2005, et avec l'aboutissement à la guerre confessionnelle qu'on connaît. Ce fut le cas encore en Syrie, qui est devenue terre de djihad il y a un an, et désormais au Mali avec ce message théologique.
Qu'est ce que cela signifie concrètement ?
- Le fait de donner une fatwa faisant d'un territoire une terre du djihad signifie qu'il est obligatoire pour un musulman de porter secours à ses frères musulmans dans ce territoire. C'est l'ouverture au combat du côté personnel et privé à l'ensemble des musulmans qui ont désormais l'obligation d'aider leurs frères, de combattre contre les non-musulmans sur place, mais aussi de combattre d'autres musulmans s'ils sont alliés de non-musulmans. Or, il existe au Nord du Mali certains groupes qui sont alliés à l'armée française et tant que le Nord du Mali n'était pas déclaré terre de djihad, les djihadistes ne pouvaient pas se battre contre eux "légitimement", en pensant aller au paradis Cette vidéo de 18 minutes est l'argumentation juridique qui précède l'avis juridique. Al-Annabi explique pourquoi il ouvre le Mali à cette terre de djihad.
Il appelle également "les musulmans du monde entier" à "attaquer les intérêts français dans le monde entier"…
- Oui. C'est presque la dernière phrase de l'enregistrement. C'est l'aboutissement du raisonnement juridique que je viens de décrire. C'est la traduction pratique de ce qu'il décrit sur un plan juridique et théologique. Effectivement, il insiste sur le fait que les musulmans ont désormais le droit, selon lui, d'aller se battre au Nord du Mali comme auparavant en Afghanistan, en Irak ou en Syrie. C'est là le message de fond de la vidéo : il explique pourquoi il faut désormais s'attaquer aux intérêts français partout où ils se trouvent.
Cette vidéo semble datée du 25 avril, après la libération de la famille Moulin-Fournier enlevée au Cameroun, après l'attaque de l'ambassade de France à Tripoli également…
- En réalité, concernant le timing du message, je crois qu'il faut surtout souligner qu'il intervient après la réunion de l'ensemble des représentants et chefs djihadistes de l'Afrique du Nord et en particulier tunisiens, libyens et algériens à la frontière tunisienne. Réunion destinée en particulier à décider de la légitimité ou non de focaliser leurs efforts sur le Nord du Mali. Ils étaient jusqu'alors dans une confrontation tactique contre l'armée française mais il n'y avait, jusqu'à présent, pas de djihad d'un point de vue idéologique.
L'organisation d'Al-Qaïda au Maghreb islamique a le vote du Parlement français autorisant la continuité de l'intervention française dans le Nord du Mali pour répondre, argument contre argument. Elle considère que, désormais, les objectifs de guerre énoncés par la France ayant été remplis, la présence des soldats français est une occupation par des soldats non-musulmans d'une terre musulmane.
François Hollande affirme qu'il prend cette menace "au sérieux". Pensez-vous également qu'il faille effectivement ?
- Oui, même si la menace en elle-même n'est pas nouvelle venant d'Aqmi. On peut même dire qu'elle est habituelle. Ce qu'il faut prendre au sérieux dans cette menace, c'est le fait que l'organisation ouvre comme champs de djihad le Nord-Mali, qu'elle rend licite le djihad dans cette région alors que jusqu'à présent ce n'était pas le cas. Il y a donc un risque d'afflux de combattants qui ne sont pas liés à Al-Qaïda au Maghreb islamique ou même à al-Qaïda sur la foi de cette fatwa comme on l'a vu en Syrie ou en Irak avant cela.
Lorsqu'on entend "attaquer les intérêts français partout", on craint immédiatement des attentats contre des représentations françaises. Cette vidéo peut-elle avoir de telles conséquences ?
- Ce qui est certain c'est que, si cette fatwa est prise au sérieux par le commun des mortels et par les djihadistes qui ne sont pas spécialement affiliés à Aqmi, on risque d'avoir de gros problèmes, notamment des attentats à la façon de ce qui a eu lieu à Boston : quelqu'un qui fraternise avec une cause et attaque, par ses propres moyens, le pays en question.
Source(s) : Tempsreel.nouvelobs.com via le Blog des Enculuminatis
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