Assurances vie et « économie de la mort ». Quand les patrons spéculent sur la mort de leurs employés

Un éclairage de Chalouette, qui me laisse pantoit. Je n'ai pas de mots pour décrire ces pratiques, en tout cas pas de ceux que je peux mettre par écrit ici.

Aux Etats-Unis, les entreprises ont trouvé un moyen génial pour se faire de l’argent sans rien faire...  se faire de l’argent grâce à la mort des employés qu’on a exploités. Moult entreprises US, parmi les plus importantes, prennent des contrats d’assurance vie sur leurs employés, sans le leur dire, pour toucher un maximum à leur mort.
 

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On appelle ces assurances « paysan mort » (dead peasant), « concierge mort » (dead janitors) ou « 
assurance vie d’entreprise »[1], ça fait mieux. Le procédé est simple et date au moins de la deuxième guerre[2] : un employeur assure un de ses employés lambda (sans l’en informer) et verse une somme chaque année à un assureur. Suivant la mise de départ, le risque que la personne meure vite ou pas, suivant l’âge et le sexe, cette somme sera plus ou moins élevée. Quand l’employé meurt, l’entreprise touche une somme pouvant varier de quelques dizaines de milliers de dollars à plus de quatre millions et demi de dollars (mais peut-être davantage, on l’ignore). Après le 11 septembre, ça a été le jackpot pour les employeurs installés dans le « World Trade Center ».  

Rentabiliser les employés au maximum

A la mort d’un de ses employés décédé d’une attaque cardiaque en 1998, Wal Mart (1er employeur aux Etats-Unis à l’époque) a touché 64.000 $. Rien qu’en Floride, 132 employés « assurés » de Wal Mart sont décédés jusqu’à présent. A cette époque, Wal Mart proposait 5.000$ (une partie de la somme touchée au décès de l’employé) aux employés qui acceptaient de participer à un ‘plan santé’ dans lequel il s’agissait de faire prendre une assurance à un maximum d’employés pour qu’une partie des gains retombe sur toute l’entreprise. Ca, c’était le discours. En réalité, Wal Mart s’en mettait 95% dans les poches et se gardait bien de préciser combien il comptait gagner avec ces assurances. Et puis en 1998, il n’a même plus été question de ces 5.000$.

Cette année-là, d’anciens employés de Camelot Music[3], dont certains travaillaient à temps partiel, ont appris qu’ils avaient été assurés pour des sommes allant de 273.000 à 368.000 $ par tête, et au total 1.400 employés, parmi lesquels tous ceux qui travaillaient à plein temps, étaient concernés. Certains étaient passés très brièvement chez ce disquaire. L’un d’eux est décédé de complications liées au SIDA à 29 ans, en 1992, et CM Holdings, la société mère de Camelot Music, a touché 339.302$ alors qu’il ne travaillait plus là. 168.875 $ ont servi à rémunérer les dirigeants de la boîte. La famille d’une autre employée décédée à 62 ans d’une maladie grave et longue, a perçu 21.000 $ d’une assurance vie contractée par CM Holdings après sa mort (alors que la famille a pleuré pour que CM Holdings leur donner 5.000$ afin d’acheter un fauteuil roulant lorsqu’elle était encore vivante, ce qui a été refusé), mais la boîte a touché 180.000 $. Un peu comme le patron assure sa maison ou sa voiture (auxquels il tient en principe), il assure sa main d’œuvre (qu’il peut remplacer facilement et qu’il ne possède pas en principe).

Fin 2001, Hartford Life, un des principaux pourvoyeurs de ces assurances, avait contracté avec ses différents clients pour 4,3 milliards de dollars d’assurances « paysan mort », ce qui lui a valu 37 millions de dollars sur son milliard de bénéfice en 2001. La Cour des Comptes US a calculé en 2004 que les banques et entreprises US détenaient pour 56 milliards de dollars de ces assurances « paysan mort » en 2002, et qu’elles en ont tiré un modeste bénéfice de 2,2 milliards de dollars cette année-là.

Prestations de décès
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Source: WSJ research Source: WSJ recherche

Le cas de William Smith, détaillé par le Wall Street Journal en 2002, est révélateur : au Noël de 1991, pour gagner un peu plus d’argent, le jeune homme de 20 ans fait des heures supplémentaires dans une boutique de dépannage, au Texas, quand un voleur le tue par balles. Son employeur, National Convenience Stores Inc (NCS), n’avait pas contribué à la caisse d’indemnisation des travailleurs qui meurent au travail, mais avait souscrit une assurance-vie sur sa tête auprès de la banque Lloyd’s de Londres qui lui a versé 250.000$. Pour régler d’éventuels litiges, l’employeur a reversé 60.000$ à l’épouse et au fils de la victime et à l’époque Mme Smith, âgée de 18 ans, toujours au lycée et mère d’un enfant de 1 an, pensait que l’employeur de son défunt mari était vraiment gentil. Jusqu’à ce qu’elle apprenne que l’employeur en question avait perçu 250.000 $ grâce à la mort de William, après quoi elle décide de poursuivre NCS car l’entreprise n’avait aucun intérêt à assurer son mari. La Cour a estimé que l’employeur devait lui verser 456.513 $ pour l’assurance, les frais d’avocat et les intérêts. NCS a fait appel, puis a accepté de régler 390.000$ à Mme Smith.

En 2002, on estimait que 5 à 6 millions d’employés américains étaient « couverts » par ce type d’assurance et on « apprenait » que des multinationales comme Wal-Mart (350.000 employés couverts entre décembre 1993 et juillet 1995[4]), Procter & Gamble, Dow Chemicals ou Nestlé avaient pris de telles assurances pour des employés normaux qui ne sont pas de hauts cadres[5]. Pourtant, ça faisait déjà vingt ans que le système s’était généralisé aux « employés de base ».

Ce qui pose un gros problème dans cette histoire, c’est que le principe-même d’une assurance veut que celui qui la souscrit n’a pas du tout intérêt perdre ce qu’il assure. Et si la loi permet que mon voisin prenne une assurance sur ma maison, il aurait carrément intérêt à ce qu’elle brûle. En l’occurrence, le jeu est faussé car l’entreprise a intérêt à ce que l’employé meure, jeune si possible. Ca marche pour les employés à temps partiel, les retraités et même les anciens employés qu’on a licenciés. Un employé américain pourrait donc probablement avoir plusieurs assurances sur le dos à la fin de sa carrière et rapporter à différents employeurs.

Autre fait choquant, au-delà du principe même : les employés concernés ne sont parfois pas au courant du tout que leur patron a pris une assurance-vie sur leur tête, et certaines familles ont appris l’arrangement tout à fait par hasard[6], se demandant si le procédé est légal. Dans des Etats comme le Texas[7], on a fait passer une loi au début des années 2000 pour imposer aux entreprises d’informer leurs employés qu’elles ont pris un contrat d’assurance sur leur tête, mais elles n’avaient pas besoin de l’accord des employés pour souscrire l’assurance.

Là-bas, ce procédé ne choque pas grand monde, en fait. Avant 2009 et la mise en application de la réforme d’août 2006, seulement quelques Etats avaient imposé le consentement écrit[8] de l’employé. Mais aucun registre ne recense l’ensemble des entreprises[9] qui se livrent à ces pratiques ni les montants concernés, puisqu’il s’agit de contrats par définition privés.

Les arguments des employeurs concernés sont tournés comme il faut : Wal Mart, par exemple, expliquait qu’il avait pris ces polices pour contrebalancer l’augmentation des coûts santé de ses employés. Ainsi, le motif est acceptable pour les autorités US mais au final les entreprises font ce qu’elles veulent de cet argent puisque personne ne va vérifier tant qu’il n’y a pas de procès. Et c’est pour permettre aux entreprises de financer les « avantages sociaux » des employés (on notera au passage le terme ‘avantage’ pour désigner ce qui n’est plus qu’un résidu d’acquis sociaux) et de « protéger l’entreprise des coûts financiers liés à la perte d’un employé » que les assureurs vantent leurs produits de « corporate-owned life insurance », ou COLI. On mentionne aussi, rapidement, le « fonds de transition lié aux accords d’achat/vente », c’est-à-dire la masse d’argent virtuel puis réel disponible pour l’entreprise, par la magie des produits dérivés : en fait la somme versée par l’entreprise est immédiatement titrisée et jouée en bourse, comme on a fait un peu plus tôt avec les crédits hypothécaires. Certains contrats permettent même à l’entreprise de toucher un « paiement anticipé » de la prime finale chaque année, d’autres d’effectuer des paiements ajustables, d’autres d’augmenter la prime de décès etc.

On sait qu’en 2008 les banques[10] étaient des grandes fans de ces contrats et Bank of America était la championne du genre avec plus de 16,2 milliards de dollars, suivie par Wachovia Corp (rachetée depuis par Wells Fargo[11]) qui en avait pour 14,5 milliards. JP Morgan Chase en détenait pour plus de 11 milliards, Wells Fargo pour 5,7 milliards, Citibank pour plus de 4 milliards, etc. Mais AIG, Coca Cola, Fannie Mae, Brystol Meyer Squibb, American Express, Walt Disney, Mc Donnell Douglas, Alpha corp, AT & T, Kimberly Clark, Tyson Foods détenaient aussi des paquets de ces assurances. La liste est très longue, et il serait vain de vouloir être exhaustifs là-dessus.  Au total, d’après le Wall Street Journal[12], les entreprises avaient pour 122,3 milliards de dollars d’assurance « paysan mort » en 2008, contre 65,8 milliards fin 2004.

Et il semble que le système contamine d’autres pays : en janvier 2009, un quotidien nippon déclarait que la compagnie d’assurances japonaise Shinwa, qui venait de faire faillite, était pervenue à se faire 100 millions d’euros de commissions en gérant plus de 10.000 contrats d’assurance-vie vendus à de nombreuses PME pour assurer leurs employés. Shinwa se faisait passer pour un simple intermédiaire, et les employeurs pouvaient déduire la somme qu’ils versaient chaque année. Mais heureusement, au Japon il est interdit de prendre une police d’assurance pour quelqu’un d‘autre que soi-même.

But de la manœuvre : payer moins d’impôts

L’affaire est des plus glauques, car en réalité les entreprises souscrivent ces assurances pour gonfler leurs actifs par « effet de levier », comme ils disent,  et emprunter moins cher. Et comme les sommes garanties par ces polices d’emprunter, les entreprises bénéficient de réductions d’impôts sur ces emprunts. Ajoutons que les polices d’assurance-vie sont défiscalisées à 100%, et on peut légitimement se demander si ces entreprises ont encore besoin de faire travailler leurs employés puisqu’ils rapportent tant avant même d’avoir franchi la porte de l’usine.

Malgré les tentatives d’enrayer le phénomène, ces produits d’assurances ont le vent en poupe. Les conseillers financiers et les assureurs vantent en effet les mérites de ces polices auprès des banques et des entreprises, et savent s’adapter aux évolutions législatives. « Combien peut financièrement rapporter la mort d’un employé de base à un employeur ? », interroge cyniquement le North Carolina Banking Institute, avant d’expliquer que de grands établissements tels que JP Morgan Chase ou Bank of America s’y donnent à cœur joie. D’autres proposent un tableau récapitulatif  qui compare les « investissement traditionnels » des banques, et les BOLI :

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Source: Mero Capo, APB Financial Group

Soit un bénéfice de 70.200 $ par rapport à un « investissement traditionnel », c’est-à-dire taxé. En 2004, la cour des Comptes estimait que les pertes de revenus fiscaux liés aux dégrèvements qui vont avec les COLI et BOLI s’élèveraient entre 7,3 et 13 milliards de dollars pour la période 2004-2008.

De fait, selon certains cabinets de conseil, 67% des 50 plus grandes institutions financières des Etats Unis détenaient des BOLI en juillet 2007. 

Ainsi l’année dernière, le Council of Life Insurers estimait que les entreprises versaient 8 milliards de primes tous les ans, soit 20% du total des assurances-vie vendues chaque année, et qu’elles comptaient grâce à cela obtenir pour 9 milliards d’allègements fiscaux sur cinq ans.

L’argent, semble-t-il, sert souvent à payer les bonus des cadres supérieurs qui les ont exploités pour un salaire de misère pendant des années. Une ex filiale d’Enron, Portland General, avait mis 80 millions de dollars de côté pour financer la complémentaire retraite de ses cadres.

Les législateurs US se sont penchés sur ce problème dans les années 80, quand quelques amendements fiscaux du Tax Reform Act de 1986 ont un peu restreint le caractère déductible de ces polices d’assurance vie, en plafonnant le montant à 50.000$ par personne assurée et en limitant le montant des paiements qui peuvent être compris dans ces assurances. Les entreprises se sont donc adaptées et, puisque le montant par employé était limité à 50.000$, elles ont mis en place de vastes ‘plans santé’ afin de faire signer un maximum de salariés. On crée aussi un système qui permet à l’employeur de déduire de ses impôts les versements annuels qu’il fait à l’assureur, puisqu’il s’agit, quand-même, d’une police d’assurance.

Au final, pour un versement annuel de 100 millions de dollars qui est immédiatement transformé en produits dérivés (qui eux-mêmes peuvent rapporter beaucoup, par exemple s’ils sont investis dans la dette grecque), l’abaissement fiscal espéré par l’entreprise est de 3,6 millions de dollars, comme l’explique une fédération d’assurances. Enfin bref, les affaires continuent et les avantages fiscaux sont loin d’être les seuls atouts de ces polices vantés par les assureurs. Chaque Etat ou presque a sa version adaptée en fonction des restrictions locales.

Le Congrès a essayé de légiférer sur ce système en 2006[13], mais les changements ne concernent pas les assurances prises avant août 2006. Cependant, il y a quand-même une évolution : pour qu’un employeur prenne une des assurances-vie, il faut qu’il informe son employé par écrit, qu’il obtienne l’accord écrit de l’employé, et que l’employé ait travaillé pour l’entreprise qui touche le magot l’année même de son décès. Si ces conditions ne sont pas réunies, la défiscalisation tombe et l’employeur est susceptible d’être poursuivi par l’employé ou sa famille. L’entrepreneur doit aussi dire au fisc quels employés sont assurés ainsi que le montant global, et les intérêts sont taxés.

Mais ça n’a pas vraiment freiné ce business, et depuis août 2006 les banques ont « investi » de très grosses sommes dans ces assurances-vie. De fait, le fisc US estimait que malgré la loi du 17 août 2006, « c’est comme si beaucoup d’employeurs (…) n’étaient pas au courant de la notification et du consentement obligatoires et que, surtout, ils ne s’y conformaient pas ».

En mai 2009, le Trésor US a proposé de plafonner les dégrèvements fiscaux liés à certains de ces contrats,  car leur montant avait quand-même doublé entre 2004 et 2008. A titre d’exemple, on sait que Citybank détenait pour 2,215 milliards de dollars de ces contrats au 31 mars 2006, pour 3,3 milliards au 31 mars 2007, et pour 3,99 milliards au 31 décembre 2007, soit six mois plus tard[14]. Accessoirement, Citibank a licencié autour de 20.000 employés, suite à la crise subprime.

Mais les lobbies des banques et des assurances ne se laissent évidemment pas faire. L’Independant Community Bankers of America, un lobbie des banquiers US, crie au péril à cause de la crise, et appelle ses affiliés à s’opposer à la proposition du Trésor qui « empirerait » la situation de ces pauvres banques, tout en réclamant encore plus de dégrèvements fiscaux.

Pourtant, en juin 2009, le Fisc a sévi  en mettant en œuvre la réforme de 2006: le montant de l’exemption fiscale du « bénéfice de mort » (c’est l’expression utilisée) ne peut pas dépasser le total des sommes versées par l’employeur pour payer l’assurance, mais surtout il faut le consentement écrit préalable de l’employé, qui doit être informé de la somme maximale espérée par l’employeur à sa mort. Si l’employeur fait tout ça, les exemptions fiscales demeurent dans le cas où le travailleur était dans l’entreprise à un moment durant l’année précédant sa mort.

Toutefois, on peut imaginer sans problème qu’un employeur est dans la mesure d’exercer une pression sur un candidat ou sur un employé précaire afin qu’il signe le formulaire. Car la réalité, c’est qu’un employé a rarement le choix à part celui de partir.

Le tableau suivant permet de se rendre compte que la loi n’a pas été des plus dissuasives, du moins en ce qui concerne les banques et leurs BOLI. En fait, on dirait que depuis la fin de la crise subprime, les banques tentent de se refaire un peu partout y compris avec les assurances vie sur leurs employés. Dans une banque comme JP Morgan Chase, on a même nommé une « vice présidente » des BOLI, à New York.

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Evolution du montant des « bank-owned life insurance » en milliards de dollars. Source : Mike Myers. Mais on peut trouver d’autres chiffres, toutefois très proches.

 

Comme on pourrait s’en douter, les rapaces se dévorent aussi entre eux : en 2002, Wal Mart, qui se plaignait du trop faible rendement de ces assurances[15], a poursuivi notamment les assureurs AIG  et Hartford Life malgré que sa plainte

ait été rejetée trois fois par le tribunal de 1ère instance du Delaware et acceptée trois fois par la Cour suprême du Delaware (rappelons au passage que cet Etat est le plus grand paradis fiscal des Etats-Unis). Pourquoi ? Parce que ces assureurs auraient promis à Wal Mart une défiscalisation liée à ces polices d’assurances, et ça a raté. Pour la Cour, de toute manière, il s’agissait d’une fraude fiscale basique.

Avec la crise subprime, en fait, de nombreux employeurs ont vu se déprécier la valeur de ces assurances. Fifth Third, qui avait injecté 612 millions de dollars dans ces polices en 2004  et 2005,  a perdu 323 millions de dollars début 2008. Du coup, la boîte a porté plainte contre l’assureur, Transamerica Life Insurance pour récupérer les 323 millions de dollars sous forme de dommages et intérêts. Diantre ! Il semble que les innocentes multinationales se soient fait rouler avec les assurances vie comme le furent leurs salariés avec les prêts hypothécaires… A leur décharge, il faut dire que ces polices d’assurances sont calculées selon des formules savantes et le jargon est complexe. Tout est évidemment calculé : la mise minimum, la durée du retour sur investissement, le risque, la plus value qu’on peut en espérer…

Seul Dow Chemicals, qui avait assuré en entre 1989 et 1992 plus de 21.000 salariés dans le cadre, là aussi, d’une sorte de ‘plan santé’[16] dans lequel les salariés touchaient 5.000$ à sa mort[17], a gagné contre le fisc qui devait lui rendre 22,2 millions de dollars. A l’origine, il s’agissait de faire gagner 10 millions de dollars à Dow Chemical en un an. Entre 1988 et 2000, Dow Chemicals a versé plus de 1,5 milliard de dollars pour les assurances « paysan mort » de ces 21.000 salariés, dont la moitié provenait d’emprunts défiscalisés.

Mais un jour, le fisc s’est retourné contre Dow Chemicals (ainsi que contre Camelot Music, Winn Dixie ou American Electric Power) afin de récupérer des impôts impayés. La poursuite contre Dow Chemical se basait sur le fait que pendant les neuf ans qui ont suivi le plan santé, « les prêts liés à ces polices étaient la principale source de fonds [pour Dow Chemicals] durant la première, deuxième, troisième, huitième et neuvième années » du plan qui concernait 4.000 personnes, et durant les trois premières années pour ce qui était du plan qui concernait les 17.000 autres  personnes. Mais le fisc a perdu. Et puis après, ce sont les contribuables qui se sont retournés contre le fisc, et ils ont gagné.

Un député démocrate, Gene Green, tente depuis dix ans pour l’instant en vain d’interdire ces polices d’assurance. Mais il faut dire que les lobbyistes des assurances ont fait leur possible pour éviter les restrictions.

La Cour d’Appel US, qui a jugé l’entreprise Winn Dixie, une firme de courtage en assurances, a estimé que le système de l’assurance « paysan mort » était un montage destiné à éviter des impôts fédéraux.

Ce qui est très grave, avec cette affaire, c’est la dérive qui en est le corollaire. Ainsi la veuve de Mike Rice, un employé de Wal Mart décédé à 48 ans d’une crise cardiaque sur son lieu de travail, considère que son mari est décédé en partie à cause du stress qu’on lui infligeait au travail (et Wal Mart est bien connu pour le caractère humaniste de son management). Wal Mart avait pris une assurance sur la tête de son mari, pour un montant de 300.000$. En outre, il semble que Mike Rice était en train de sortir une télévision de 27 pouces de la voiture d’un client au moment où il a fait son attaque cardiaque, puisque personne d’autre n’était là pour le faire.

En outre, le suicide n’étant pas forcément une clause d’exclusion qui interdit de toucher la prime, on peut imaginer qu’il suffit de pousser au suicide un employé qu’on vient d’assurer pour toucher le jackpot. En fait, la plupart des assureurs remboursent si le suicide intervient plus de deux ans après la signature du contrat.

Les plaintes de familles sont nombreuses, et certaines ont agi en class action lors des procès, à l’instar des employés de Wal Mart en Floride, au Texas où 380 familles d’ex employés réclament au total 15 millions de dollars[18], ou en Oklahoma, où Wal Mart a du payer 5,1 million de dollars pour régler un recours collectif des familles. Les griefs portent essentiellement sur l’intérêt des entreprises à assurer ses employés et sur le consentement. En Louisiane, par exemple, on peut se retourner contre quelqu’un qui a pris une assurance sans y avoir un intérêt mais au bout de 10 ans il y a prescription. Pour ce qui est du consentement, les employés qui ne sont pas mis au courant de la police d’assurance peuvent se plaindre que l’assureur ait utilisé des informations personnelles sans le leur dire.


Actuellement, et parce que le fisc perdait beaucoup d’argent,  le système est moins rentable pour les entreprises qu’il ne l’a été, et le consentement permet au moins aux employés d’être au courant du « contrat » passé sur leur tête. Mais on n’a pas remis en cause le principe.

Les patrons trouvent normal de se prémunir. Contre quoi, au juste, personne ne saurait le dire exactement. Et ils trouvent aussi parfaitement normal de dégager du cash à partir de rien, uniquement en spéculant sur une dette qui finalement est un pari sur la mort.  

 Notes


[1] Corporate-owned life insurance (COLI) ou encore « employer-owned life insurance » (EOLI). Les banques ont quant à elles des BOLI pour “bank-owned life insurance”.

[2] Mais apparemment, ce procédé interdit par le Parlement anglais en 1774 (interdiction de prendre une assurance si on n’a pas un intérêt direct sur l’objet du contrat) s’est à partir de la deuxième guerre pour les « hommes-clé », et s’est généralisé dans les années 80 quand une réforme a rendu les obligations municipales moins attractives pour les banques et les entreprises.

[3] Camelot Music a finalement été condamné (suite à des plaintes pour « enrichissement injuste ») pour son montage financier destiné à payer moins d’impôts. Tout comme Wall Mart, American Electric Power et Down Chemicals.

[4] Pour des sommes allant de 50.000 à 80.000$ suivant l’âge et le sexe, sur des employés de 18 à 70 ans qui participaient au « plan santé » de Wall Mart. Officiellement, Wal Mart aurait cessé de prendre ces polices d’assurance en 1995 et aurait les aurait annulées totalement en 2000 car la boîte perdait de l’argent.

[5] En France, des assurances de ce type existent, mais uniquement pour assurer les haut dirigeants car une mort brutale pourrait éventuellement poser quelques problèmes à l’entreprise.

[6] Ce fut par exemple le cas d’une certaine Irma Johnson, dont le mari décédé d’un cancer du cerveau à 41 ans en 2008, travaillait chez Amegy Bank (filiale de Zions Bancorp). A sa mort, elle a reçu par erreur un chèque de Security Life of Denver Insurance Co, d’un montant de 1,6 million de dollars, premier versement pour une police s’élevant à 4,7 millions de dollars, 67 fois le salaire annuel de son mari (moins les taxes cela faisait 3,8 millions), payable à Amegy Bank. L’entreprise, lors du procès, a affirmé qu’elle avait proposé au mari d’Irma Johnson, qui avait déjà survécu à deux cancers du cerveau, de signer une assurance-vie de 150.000$. Il aurait signé en 2001(mais n’était probablement pas en état de le faire), et la banque l’a viré quatre mois plus tard car son rendement au travail (après deux opérations du cerveau) avait diminué. La famille n’a bien sur rien touché des 4,7 millions de dollars sur le moment. Cela s’est terminé par une transaction d’un montant tenu secret.

[7] Mais au début des années 2000, le Texas avait envisagé d’interdire, sauf quelques exceptions, qu’une entreprise puisse contracter une telle assurance pour ses employés de base.

[8] La Californie (complètement interdit), l’Illinois (le consentement est acquis si l’employé ne s’oppose pas dans les 30 jours à cette police d’assurance), New York (l’employé peut résilier la police en quittant l’entreprise) et le Texas (mais seulement dans certains cas). L’Arkansas, la Géorgie, l’Iowa, le Maine et d’autres réclament le consentement écrit, d’autres comme le New Jersey, le Tennessee, le Vermont, le Wyoming (qui craint quand même pour la réputation des banques qui pratiquent ce système) ou la Caroline du Nord et du Sud ne réclament rien du tout, laissant la voie libre à l’employeur.

[9] Les banques doivent cependant le signaler au fisc.

[10] On appelle ces contrats des BOLI pour “bank owned life insurance”, qui couraient toujours après que l’employé ait quitté la banque. D’après deux cabinets d’avocats de l’Oklahoma, près de la moitié des banques aux Etats-Unis ont pris ces assurances, pour un montant total de 120 milliards de dollars fin 2008. Le montant a augmenté rapidement : en 2004, 3.474 banques US détenaient pour 65,8 milliards de BOLI, et deux ans plus tard elles étaient 4.082 à détenir pour 106,8 milliards de dollars de BOLI. En 2001 déjà, les banques détenaient la plupart de ces polices : elles ont versé 5,2 milliards de dollars pour ces assurances en 2001, quand les entreprises versaient –seulement- 4,1 milliards. Au total : 9,3 milliards.

[11] Ce qui impliquerait que la mort des ex employés de Wachovia bénéficierait finalement à Wells Fargo, qui n’a aucun intérêt à avoir ces polices d’assurances sur des employés qui n’ont jamais travaillé là. Accessoirement, Wachovia a été rachetée après avoir essuyé, disait la boîte, 315 millions de dollars de pertes au 1er trimestre 2008 dans le business des assurances vie employés.

[12] « Banks Use Life Insurance to Fund Bonuses », Wall Street Journal du 20/05/09. 

[13] C’est le Pension Protection Act signé le 17 août 2006, dont une section complète le Code des Impôts.

[14] Et encore : ces sommes représente la valeur de ces assurances en cas de rachat. Le jackpot est donc supérieur.

[15] Wal Mart estimait en effet avoir perdu 150 millions de dollars à cause d’une mauvaise information des assureurs.

[16] En fait plan « Grand ouest » pour 4.051 « employés-clé », et un plan « vivre ensemble » pour 17.061 autres employés. Le premier versement opéré par Dow Chemicals était de 10.000$ par personne, mais la boîte a pu emprunter (non imposables) 50.000$ pour payer les polices de chacun. Cela permettait donc de « lever du cash ».

[17] Mais si la personne a été virée ou a démissionné (le texte dit « si vous avez quitté l’entreprise »), ce ne sera plus que 2.500$, et la somme ne sera versée qu’au conjoint, pas aux enfants. Si pas de conjoint, pas d’argent. Et attention : tout le monde n’était pas « éligible » pour bénéficier de cette magnifique couverture.

[18] Mais, si au Texas et en Oklahoma, Wal Mart a été condamné, en Floride l’issue est incertaine, puisqu’un juge fédéral a déclaré que les familles n’avaient pas le droit de poursuivre, selon la loi de Floride. Cependant la Cour d’appel ne semble pas d’accord.


Ceri
est journaliste en Belgique.
Son blog :