Benoît Mandelbrot change de dimension

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Mandelbrot était le père des fractales, ces objets mathématiques fascinant, et il étudiait la théorie du Chaos. Encore un génie qui s'évade...

Le grand mathématicien Benoît Mandelbrot vient de mourir, à l’âge de 85 ans. Reconnu très tard pour son travail sur ce qu’on appelle couramment la théorie du chaos, il avait notamment inventé et étudié la géométrie des fractales — ensembles de points aux propriétés fascinantes, qui se trouvent désormais partout, aussi bien dans les sciences naturelles (de l’étude du climat à la biologie) que dans la production informatique d’effets spéciaux pour le cinéma.

Ce polytechnicien d’origine polonaise fit l’essentiel de sa carrière comme chercheur chez IBM. Il fut longtemps seul à étudier ces objets fractals, montrant que leur « rugosité » pouvait être mesurée par une dimension non entière. L’exemple le plus connu est celui de la côte bretonne, dont la longueur varie selon la précision de la mesure (plus l’outil de mesure est petit, plus il y a de rochers à contourner, allongeant d’autant le total). Deuxième propriété essentielle des fractales, l’autosimilarité : une partie de l’objet ressemble à l’objet lui-même : chaque rocher, chaque caillou de la côte bretonne est une version en modèle réduit de la ligne côtière.

Mandelbrot avait publié plusieurs livres sur l’économie et la finance. Non pas pour donner à l’investisseur des recettes pour s’enrichir, mais parce qu’il était choqué qu’un système aussi riche de complexité qu’une société humaine fût représenté avec les méthodes simplistes qui prévalaient, et prévalent encore malgré la débâcle des quants — ces apprentis sorciers des mathématiques financières.

« Les marchés financiers, écrivait-il en 2004 dans The (Mis)Behavior of Markets, sont les moteurs qui décident du bien-être de sociétés entières et, pourtant, nous en savons plus sur la manière dont nos voitures fonctionnent que sur les mécanismes du système financier global. Nos connaissances sont tellement limitées que nous nous en remettons non pas à la science, mais à des shamans. Nous faisons confiance aux banques centrales en espérant qu’elles pourront invoquer les esprits économiques pour nous sauver de la peste financière (1). »

Revendiquant l’influence des mathématiciens Paul Lévy (probabilités), Norbert Wiener (cybernétique) et John von Neumann (théorie des jeux), Mandelbrot faisait porter sa critique sur l’ensemble des théories économiques fondées sur les notions d’équilibre et d’efficacité des marchés. Sa connaissance de l’histoire de la pensée économique le rendait d’autant plus mordant sur le sujet. Des économistes observant des grains de pollen flottant à la surface d’une eau calme ne verraient pas qu’ils sont tous agités de petits déplacements aléatoires — et passeraient à côté du mouvement brownien. Le plus important dans l’histoire économique, pour Mandelbrot, ne réside pas tant dans la moyenne d’événements calculables et prévisibles tous situés au milieu de la courbe, que dans les événements inattendus, qui à tout moment et à toute échelle viennent frapper l’activité économique (2).

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Benoît Mandelbrot face à sa création emblématique
En 2006 à l’Ecole polytechnique, à l’occasion de sa réception de la Légion d’honneur.
Image : Wikimedia.

« Les théories standard de la finance, écrivait-il, prennent comme hypothèses de départ les formes de hasard les plus immédiates, les bénignes. Or des preuves irréfutables montrent que les marchés sont bien plus sauvages et effrayants que cela. »

Dans ce même ouvrage, il plaidait pour que des sommes importantes soient prélevées sur les banques d’affaires et consacrées à la recherche en économie : « Une société bien gérée consacre une partie de son budget de recherche et développement à la recherche fondamentale dans les domaines scientifiques qui sous-tendent son cœur de métier. Comprendre le marché n’est-il pas au moins aussi important pour l’économie que comprendre la physique du solide pour IBM ? Si l’on peut cartographier le génome humain, pourquoi ne pas cartographier les voies par lesquelles un homme peut perdre ses moyens de subsistance ? »

En décembre 1989, René Passet signalait dans nos colonnes les liens entre la chute du bloc soviétique et la théorie du chaos : « La politique et le chaos ». Il signalait : « Le chaos nous montre que les raisons mêmes pour lesquelles l’homme peut faire l’histoire, permettent à celle-ci de lui échapper. »

Philippe Rivière

(1) Traduit en français en 2009 sous le titre Une approche fractale des marchés : risquer, perdre et gagner, éditions Odile Jacob. Lire « Galilée de la Finance, Benoît Mandelbrot nous aide à comprendre les marchés », blog Lupus, 13 août 2010.

(2) Cf. son interview vidéo pour le site du Financial Times, intitulée « Why ’efficient markets’ collapse » (« Pourquoi les marchés efficients s’effondrent »), 30 septembre 2009.


Source : Le Monde Diplomatique


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