Bien plus grave que les femmes de ministres, gros plan sur les multiples conflits d’intérêts cachés qui naissent de la consanguinité des élites françaises

Deux jours après son éviction brutale du ministère de l'Écologie, Delphine Batho accusait Philippe Crouzet, président du directoire de la société Vallourec, d'avoir influé sur son renvoi. Ce dernier étant l'époux de Sylvie Hubac, directrice de cabinet de François Hollande, le débat sur la consanguinité des élites est relancé.

atlantico_fr_08_07_2013.jpg
Pierre Moscovici, lors de la campagne présidentielle, entouré de Najat Vallaud-Belkacem, Delphine Batho...
Crédit Reuters

Atlantico : L'ex-ministre de l'Écologie, limogée mardi pour "manque de solidarité", donnait ce 4 juillet sa version des faits sur son éviction. Elle a mentionné le rôle de Philippe Crouzet, président du directoire de Vallourec, leader mondial des tubes en acier, destinés principalement au marché de l'énergie et notamment à l’extraction des gaz de schiste. L’épouse de Philippe Crouzet, Sylvie Hubac, est directrice de cabinet de François Hollande. Delphine Batho paie-t-elle sa sortie sur le "mauvais budget" 2014 ou le gouvernement a-t-il "cédé à des groupes de pression" comme l’ancienne ministre l’affirme ? Peut-on parler de conflit d’intérêt ?

Éric Verhaeghe : C'est une question sur laquelle on ne peut qu'avancer prudemment puisque, par définition, elle se traite dans une opacité qui rend l'exercice de décryptage très complexe. D'un côté, il est évident que l'enjeu du ministère de l'Écologie, par les temps qui courent, dépasse largement la dimension "peace and love" qu'on colle souvent à ces problématiques. L'écologie est devenu le même oxymore que la défense, quand on parle de guerre. L'écologie, c'est d'abord l'Industrie et la transformation de notre écosystème qu'elle envisage pour augmenter la production. D'un autre côté, on serait tous plus à l'aise si Delphine Batho pouvait se revendiquer d'une grande loi réussie dans son ministère.

Maintenant, je prendrais le problème un peu autrement. Tout exercice du pouvoir est toujours exposé au soupçon de partialité ou de favoritisme. C'est la responsabilité du pouvoir que de se légitimer en encadrant ces risques, en les gérant, et en donnant aux citoyens la faculté de vérifier l'impartialité des décisions prises. Pour ce faire, je suis favorable à une obligation de dévoilement : il me semble qu'au-delà du patrimoine financier, les décideurs devraient déclarer leur patrimoine "social", c'est-à-dire dévoiler les réseaux auxquels ils appartiennent. Je suis tout à fait favorable à ce que chacun dise, dès lors qu'il assume un poste de responsabilité, s'il est franc-maçon ou membre de l'Opus Dei, si son conjoint ou sa conjointe est en position de conflit d'intérêts, s'il est membre d'une coterie, d'un club, d'une association, qui peut "polluer" les décisions qu'il va prendre.

Il s'agirait en fait d'un "Say on may": d'une transparence sur ce que l'on est susceptible de faire, qui me paraît la meilleure arme pour obliger chacun responsable à l'impartialité.

Parallèlement à l’éviction de Delphine Batho, Vincent Laflèche est nommé à la présidence stratégique du Bureau de recherche géologique et minière (BRGM) sans l’aval du ministère de l’Écologie. Ces deux décisions sont-elles liées ? En quoi ?

Éric Verhaeghe : Vincent Laflèche est un bon connaisseur des dossiers du BRGM, ce qui n'était pas le cas de Jean-François Rocchi. En ce sens il est légitime sur ce poste. En même temps, il a d'ores et déjà pris position, de façon intelligente d'ailleurs, en tant que directeur général de l'INERIS, sur une exploitation raisonnée du gaz de schiste. Je ne sais pas si Delphine Batho a été écartée de sa nomination, mais il est sûr que cette nomination a été précipitée depuis une dizaine de jours, comme si tout le monde pressentait que quelque chose allait se passer.

Je note avec surprise que, fait extraordinaire, pour accélérer la procédure, le décret de nomination a été soumis à la signature des ministres durant le conseil de mercredi. Généralement, ces procédures se font par envoi de courrier simple entre ministres. Surtout, le décret n'est toujours pas publié. Mais dès le 3 juillet, le site du BRGM annonçait la nomination de M. Laflèche à la présidence du BRGM. Je sais bien que nous sommes à l'ère du choc de simplification, mais autant de légèreté dans les procédures administratives intrigue : pourquoi était-il si urgent de verrouiller la désignation d'un ami du gaz de schiste à la présidence du BRGM ? Et pourquoi le secrétariat général du gouvernement n'a-t-il toujours pas publié le décret signé le mercredi 3 ? Parce qu'il est difficile de publier un décret signé Martin, validant une nomination sur proposition commune de Fioraso, Montebourg et Batho ? La lecture du texte final ne manquera pas d'amuser.

Il est en tout cas très clair que la nomination de M. Laflèche vient de l'Élysée, que la précipitation qui a entouré la procédure venait de l'Élysée, et que les ministres en charge du dossier sont de simples exécutants.

L’affaire Cahuzac avait déjà soulevé le problème des conflits d’intérêts et de la confusion public/privé. Existe-t-il d’autres conflits d’intérêts du même type au sein du gouvernement et plus largement au sein des institutions ? Lesquels ? Ces conflits d’intérêts finissent par miner la démocratie ? En quoi précisément ?

Éric Verhaeghe : Vous posez une question de coulisse : la décision publique se prend-elle en dehors des organigrammes, et selon des logiques familiales, matrimoniales, amicales, qui échappent au contrôle citoyen ? Sur ce point, la réponse est évidemment "oui", et de façon surprenante sur un mode de plus en plus dégradé. Plus le temps passe, moins l'élite française se cache pour vivre en coterie et confondre vie personnelle et vie publique. Avec le système Sarkozy, on pensait avoir tout vu. Mais au fond l'opinion publique était parvenue à empêcher la nomination de son fils à la tête de l'EPAD. Je me souviens aussi des dures critiques contre Luc Ferry, dont la femme Marie-Caroline était jugée trop voyante au sein de son cabinet.

François Hollande avait promis une république exemplaire, et il faut bien constater que le mélange des genres, nourri par la proximité des anciens de la Voltaire, a aujourd'hui pignon sur rue. Vous citez le cas de sa directrice de cabinet qui est aussi l'épouse d'un industriel directement intéressé aux questions de législation environnementale. Mais les logiques conjugales sont à l’œuvre partout, façon cour de Versailles. Pas la peine de parler de Valérie Trierweiller. Parlons de Najat Vallaud-Belkacem, épouse d'un conseiller ministériel. Parlons de Christiane Taubira dont on nous dit que le compagnon est l'un de ses conseillers. Ce genre de comportement était durement sanctionné par la presse quand un membre du gouvernement Fillon le pratiquait. Aujourd'hui je constate que la méthode est globalement acceptée.

Les Français doivent avoir une claire conscience de ce que ce genre d’errement signifie : quand l'exercice du pouvoir devient une affaire privée, c'est le citoyen qui est exproprié de son droit à participer, même très symboliquement, à la décision. Le pouvoir ne vient plus du peuple, mais des liens personnels que chacun tisse avec les élus. C'est probablement la plus belle preuve de la réaction nobiliaire et de la décadence républicaine qui nous est donnée. J'insiste sur ce point : les élites ne sont légitimes que quand elles donnent l'exemple. Et aujourd'hui il est évident que, quel que soit le parti, l'exemple qui est donné ne peut que révulser les Français.

Olivier Vilain : Plus que de se borner de parler de "conflits d'intérêts", il serait judicieux d'examiner l'endogamie dont font preuve les milieux politique, industriel, financier et même médiatiques. Des personnes du même milieu social se retrouvent à des positions de pouvoir à la sortie des grandes écoles où ils se sont côtoyés. Ils vont ensuite changer de places, passant d'un cabinet ministériel à la direction d'une grande entreprise ou d'une banque, voire d'un média de masse. Les exemples abondent depuis trente ans, c'est le mode de fonctionnement des classes dirigeantes de notre pays. Avec Roger Lenglet, nous avions montré (avec Un pouvoir sous influence Armand Colin, 2010) qu'elles ont mis en place un instrument supplémentaire de contrôle de leurs positions de pouvoir : les think tank, qui favorisent à la fois l'homogénéisation des points de vue entre les différentes fractions les plus privilégiées et la diffusion des dernières idées de gestion gouvernementale.

L'exemple qui me paraît le plus préoccupant pour le moment est constitué des négociations autour de la définition d'un traité de commerce liant l'Union européenne aux États-Unis. Un traité qui a pour but d'aligner les normes et les règlements des deux côtés de l'Atlantique. Il est faussement qualifié de traité de "libre-échange", mais il faudrait m'expliquer ce qu'a à voir le libre-échange dans un monde où le commerce est concentré dans les mains de quelques milliers de super-entreprises et où les échanges à l'intérieur de ces transnationales représente les deux tiers du commerce mondial. Où est la concurrence lorsque que les échanges se font principalement entre deux entités d'un même groupe ? Ce texte est d'une importance capitale : s'il voit le jour, il façonnera la société dans laquelle nous évoluerons dans les décennies à venir. Savez-vous qui est chargé de le négocier : la Commission européenne. Connaissez-vous les termes de cette négociation ? Non, ni les citoyens, ni les parlementaires n'y ont accès. La Commission à les mains libres. Or, ce que montre les recherches d'une association comme le Corporate europe observatory ou les enquêtes du journaliste David Cronin, c'est que le mandat de négociation a été défini très largement en accord avec les principaux lobbies industriels et financiers à Bruxelles. Ainsi, les grandes entreprises, notamment celles du secteur pétrolier et des gaz de schiste, pourront attaquer les États si elles estiment qu'une nouvelle loi fera baisser leurs profits. Aujourd'hui, plus de 500 procès de ce type ont cours, dont 40 % à l'initiative d'une compagnie de l'UE, mais les États européens sont pour le moment peu exposés à ce risque. Cela changerait du tout au tout si le traité Transatlantique était adopté.

Comment expliquer que ce genre de phénomène, malgré les révélations médiatiques régulières, continue à exister ? Est-il impossible de les empêcher ?

Olivier Vilain : La collusion entre différentes fractions de la classe dirigeante (économique, politique, médiatique) est ancrée dans un système de pouvoir qui est en faveur de ces dernières. Les mouvements sociaux et les partis portants des politiques alternatives ont subi de nombreuses défaites ces dernières décennies. Les instruments comme les nationalisations, le contrôle des prix, l'extension de la Sécurité sociale, le droit du travail, le contrôle des capitaux et des changes, etc., sont rognés, voire supprimés. Si bien qu'après une crise d'ampleur séculaire provoquée par la spéculation du secteur financier, le mot d'ordre dans les gouvernements occidentaux à été de ne pas "effrayer les investisseurs". Il aurait fallu au contraire les contraindre. Avec le Traité Transatlantique, le même processus est à l’œuvre. Selon les documents obtenus par le Corporate europe observatory auprès de la Commission européenne, les entreprises ont été très explicites durant les échanges préliminaires. Ainsi, Pascal Kerneis, du Forum européen des services (l'association européenne qui regroupe les entreprises de services) a indiqué : "L'industrie s'opposera à tout accord dans lequel la protection de l'investissement serait bradé au profit d'objectifs de politiques publiques, incluant les droits humains ou les droits du travail." (Industry will oppose any deal in which investment protection is traded off against public policy objectives, including human and labour rights.) C'est le genre de déclarations qui sont peu reprises par les médias.

 

Source : Atlantico.fr

Informations complémentaires :

Crashdebug.fr : Le Siècle
Deux jours après son éviction brutale du ministère de l'Écologie, Delphine Batho accusait Philippe Crouzet, président du directoire de la société Vallourec, d'avoir influé sur son renvoi. Ce dernier étant l'époux de Sylvie Hubac, directrice de cabinet de François Hollande, le débat sur la consanguinité des élites est relancé.
Read more at http://www.atlantico.fr/decryptage/bien-plus-grave-que-femmes-ministres-gros-plan-multiples-conflits-interets-caches-qui-naissent-consanguinite-elites-francaises-e-779555.html#sVD8CceOPY5SJO6g.99


Inscription à la Crashletter quotidienne

Inscrivez vous à la Crashletter pour recevoir à 17h00 tout les nouveaux articles du site.

Archives / Recherche

Sites ami(e)s