Dans le Kentucky, les retraités-campeurs d’Amazon

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Des travailleurs nomades convergent à l’automne vers les sites du géant du e-commerce pour préparer les colis de Noël. Longues journées garanties, pour 11 dollars de l’heure.
 
Kelly Murray et son mari Bill Murray devant leur mobil-home, à Campbellsville (Kentucky), le 19 décembre. NATHAN
MORGAN / MVI MMS POUR LE MONDE

On était parti pour décrire l’univers de Charles Dickens adapté au XXIe siècle. L’exploitation de retraités américains, n’ayant pour maison que leur caravane, par le géant du commerce en ligne Amazon. On a surtout découvert des campeurs vagabonds, dignes des road-movies américains, rappelant l’errance en Alaska du héros de Into the Wild (2007) ou la cavale tragique de Thelma et Louise (1991).

Pourtant, tout était réuni pour pleurer misère, en cette terre perdue du Kentucky, le pays de la prairie bleue et du whisky bourbon, où des retraités passent l’automne en mobil-home et travaillent pendant dix heures comme manœuvres pour Amazon. Leur mission, sélectionner, empaqueter, expédier les colis de Noël qui sont ensuite distribués aux ménages américains. Pour 11 dollars de l’heure environ (soit 9,25 euros), le salaire minimal étant de 7,25, avec un dollar de bonus pour ceux qui restent jusqu’au bout : le 23 décembre.

Les campeurs affluent, au début de l’automne, avec leur maison sur roues – aux Etats-Unis on parle de véhicule récréationnel (RV) – et s’installent sur l’un des campings sélectionnés par Amazon. Ils sont des milliers, dans une trentaine d’Etats (le groupe augmente ses effectifs totaux de plus de 100.000 en fin d’année).

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Ainsi, au Green River Resort de Campbellsville, à quelques centaines de mètres d’un lac de barrage et à quelques kilomètres d’un site d’Amazon, on croise Ed Janssen, grand sourire barbu et casquette vissée sur son crâne chauve. Quel âge avez-vous ? « 80 ans. » Pourquoi travailler chez Amazon ? « Je suis en bonne santé, je me maintiens en forme. Je n’en ai pas besoin, mais c’est sympa de gagner de l’argent en plus. »

La route, motivation première

C’est la sixième année que ce Néerlandais émigré il y a un demi-siècle en Amérique rejoint Amazon pour la saison de Noël. Avant le Kentucky, il a travaillé pour le géant du commerce en ligne dans le Nevada, le Kansas et le Texas. Il y a douze ans, quelques années après son divorce, il a tout lâché et pris la route. « Je déteste vivre entre quatre murs. »

La route, c’est la motivation première des retraités salariés d’Amazon. Derrière sa machine à coudre, Nikki Bitten, 57 ans, et sa sœur Julie Criddle, 60 ans, invitent à partager le café. Toutes deux divorcées, elles avaient envie d’aventure depuis longtemps. « Nous sommes des romanichelles irlandaises », plaisantent ces natives de l’Illinois. Julie a été marquée par la mort de leur mère, cet hiver, à 83 ans qui lui a dit avant de mourir : « Que personne ne t’empêche de vivre ton rêve. »

Le Green River Resort RV Park de Campbellsville est à quelques kilomètres d’un site d’Amazon. NATHAN
MORGAN / MVI MMS POUR LE MONDE

Aussi, lorsque son employeur, une maison d’assurances, lui a proposé un petit package pour quitter l’entreprise en début d’année et prendre sa retraite, Julie n’a pas hésité. Elle a vendu la maison qu’elle avait achetée douze ans plus tôt et soldé son emprunt, et acheté un mobil-home d’occasion et un truck pour 50.000 dollars. L’aventure a commencé par un voyage chez ses enfants, puis l’exploration de l’Ouest américain, avec les parcs nationaux de Yosemite (Californie), de Yellowstone (Wyoming) et de Glacier (Montana), où sa sœur l’a rejointe.

Et puis, il a bien fallu gagner de l’argent. Sa sœur Nikki en a besoin, elle qui n’a pas voulu vendre sa maison : « J’ai encore 900 dollars à rembourser par mois. » Les deux sœurs ont donc postulé chez Amazon dans le Kentucky. Des rotations de dix heures, cinq jours par semaine. Epuisantes. « On ne le savait pas. Huit heures, ce serait OK », soupirent-elles.

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Heureusement, elles sont arrivées tôt en septembre, avant les fêtes de fin d’année. Elles ont pu pratiquer « l’endurcissement au travail », pour reprendre la terminologie d’Amazon. « En visitant les parcs nationaux, je faisais 10.000 pas par jour. Mais chez Amazon, c’est 26.000 ! », s’exclame Julie Criddle. Sa sœur Nikki renchérit : « Il n’y a pas moyen de se préparer. Ce qui nous a sauvées, c’est la piscine du camping qui était encore ouverte. » Comme un « bain glacé » pour les muscles endoloris.

« Le foyer, c’est là où vous vous garez »

Les deux sœurs ont choisi de travailler la nuit. Comme cela, elles se lèvent à dix heures le matin et peuvent profiter du soleil. Sans doute ne retourneront-elles pas chez Amazon l’an prochain : « Des amis ont fait une deuxième saison : ils nous ont dit que six mois chez Amazon, c’était trop », estime Nikki Bitten.

Le mobil-home est un capharnaüm, où l’on prépare les cadeaux de Noël, affiche les photos des enfants et les Etats traversés. Julie y dort, mais pas Nikki, qui s’est réfugiée sous une tente. Avec son petit chauffage électrique, elle assure ne pas avoir froid. Elle est seule dans ce cas et la direction du camping n’est visiblement pas au courant qu’une de ses clientes dort sous la tente.

Chez les « campeurs », comme ils se baptisent eux-mêmes, il y a les modestes et les plus prospères. Bill et Kelly Murray font partie du second groupe. Jeunes quinquagénaires, ils ont pris la route en 2013. Bill, qui dirigeait une équipe de 150 personnes dans une société d’embouteillage, trouvait son travail trop stressant. Il a fait ses calculs : en vendant tout, il pouvait avoir un petit pactole de quelques centaines de milliers de dollars et se permettre une semi-retraite. Il a postulé à l’Obamacare pour avoir une couverture santé à prix raisonnable. Avec sa femme, ils ont acheté un truck pour 35.000 dollars et surtout un somptueux RV pour 80.000 dollars. « La plupart des gens font cela par choix. On ne le fait pas parce qu’on est déclassés », se défend Kelly Murray, qui ne voulait plus entretenir une maison trop grande après le départ de ses enfants, tondre la pelouse, payer les impôts locaux.

La maîtresse de maison fait fièrement visiter les lieux : deux canapés, une petite table à manger, un grand écran, une salle de douche, un lit « queen size », un réfrigérateur américain, une fausse cheminée, il y a tout dans cet espace de 32 mètres carrés, ou presque. « C’est vrai, je ne peux pas cuire une dinde de 8 kg ! » C’est leur univers, eux qui n’ont même pas cherché un peu de verdure et se sont garés sur le camping, pile en face d’Amazon. En réalité, un simple parking. « Le foyer, c’est là où vous vous garez », proclame le panneau avec une photo de leur véhicule

Arrivés dans un parc national au sud d’Anchorage, Kelly et Bill Murray ont travaillé – et visité – tout l’été.
Photography by Nathan Morgan for Le Monde

Un bon moyen de se faire de l’argent

Les Murray ont commencé leur nouvelle vie en rejoignant une réunion de campeurs, dans le Tennessee, pour un partage d’expériences. Puis ils sont partis. En 2016, après un hiver passé en Floride, ils ont mis cap au nord, vers l’Alaska. Cinq mois pour rejoindre l’Etat arctique, grand comme trois fois la France. « Les Etats-Unis sont si vastes que deux, trois semaines de vacances par an, cela ne suffit pas », confie Kelly Murray. Arrivés dans un parc national au sud d’Anchorage, ils ont travaillé – et visité – tout l’été…

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Cet automne, ils ont rejoint Amazon, comme ils l’avaient fait en 2015 – un bon moyen de se faire de l’argent, explique Bill, d’autant que le camping ne coûte rien : l’eau, l’électricité et le terrain sont pris en charge par la société. « C’est très bon pour se remettre en forme : je marche 10 miles par jour et, lorsque j’ai fini, j’ai perdu 7 kg et je m’en porte mieux », affirme-t-il.

Alors bien sûr, c’est ennuyeux et répétitif, mais Amazon prévient en amont. Les « Campeurs » sont appréciés dans l’entreprise. « Les “Amazoniens” nous aiment parce que leurs bonus sont augmentés à la saison de pointe et que notre travail augmente leur chance de les obtenir », assure Kelly Murray, qui emballe les colis et glisse : « C’est fou le nombre de sextoys que les gens achètent. » Son mari poursuit : « Nous sommes très bien accueillis car nous apportons de l’énergie, de l’enthousiasme. Les Campeurs sont une force de travail très fiable : nous sommes là chaque matin, nous sommes productifs, il n’y a pas de turnover. » D’autant plus fiables que leur mission est limitée, et qu’ils sont libres à chaque instant de reprendre la route.

Amazon les bichonne. Les salariés s’extasient de ce que l’après-midi de Thanksgiving a été libéré – on a fait des heures supplémentaires le lendemain. Au camping de Green River, faute de famille, les Campeurs ont organisé une fête tous ensemble, au milieu des vieux juke-box.

Les road-movies ne finissent pas toujours bien

Chacun a apporté de quoi faire la fête et, glisse Joe Zihlman, ancien shérif adjoint de la banlieue de Dallas, et « Amazon a fourni la dinde et le lard ». Après trente-six ans de loyaux services, cet ancien policier texan a pris sa retraite et la route, et ne dit que du bien du groupe américain. « Amazon traite mieux ses employés que beaucoup ne l’imaginent. » Les petits gestes maintiennent la bonne ambiance : cette semaine, il y a une télé grand écran à gagner par jour pour les employés.

Le 23 décembre, le camping de Green River fermera ses portes pour l’hiver, et les Campeurs s’égailleront. Pour fêter Noël en famille, puis hiverner dans le Sud. En Floride ou à Quartzsite, en plein désert d’Arizona, où ils sont des dizaines milliers à converger fin janvier.

Le Heartland RV Park assez près du site d’Amazon pour qu’on puisse le voir depuis son mobil-home. NATHAN
MORGAN / MVI MMS POUR LE MONDE

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Les road-movies ne finissent pas toujours bien. Sur le camping de Green River, on rencontre Maddy Yates. Elle ne travaille pas pour Amazon. A 48 ans, invalide depuis sept ans, elle souffre d’une maladie proche de la sclérose en plaques, doit subir des perfusions deux fois par jour. Devant sa caravane misérable, elle promène un chien, en attendant le retour de son ami qui, lui, travaille pour Amazon. La solitude ? « J’ai été une mère seule pendant dix-neuf ans. J’ai l’habitude d’être seule. »

Au printemps, cette ancienne travailleuse sociale a tout vendu, quitté l’Indiana et pris la route 66. Direction la Californie du Sud. Le tour a commencé par la récolte des betteraves dans le Minnesota, une visite chez le médecin dans l’Indiana, avant d’atterrir chez Amazon. « Comme j’ai peu de temps à vivre, je veux être libre et voyager à travers le pays. C’est beau. » Amazon est sans doute étranger à son destin.

 

Source(s) : Le Monde.fr via Contributeur anonyme

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