Les Français (étaient) les n° 1 mondiaux pour la consommation des antidépresseurs

Pour une fois qu'on est 1er, Vive la France !

Votre femme vous a quitté, votre chien vous trompe, et vous avez un contrôle fiscal aux fesses, pas de problème ! L'industrie pharmaceutique a pensé à vous !

Update 12.11.2015 : Nous avons été détronné en terme de traitements antidépresseurs par les Islandais, mais le problème perdure...



Les Français record du monde de consommation des antidépresseurs. L'exigence de performance a longtemps été mise en avant pour expliquer ce phénomène. Elle laisse place à des interrogations sur les rôles de l'industrie pharmaceutique et du milieu médical. en France, trois fois plus de tranquillisants et d'antidépresseurs que nos voisins européens. Et cette surconsommation augmente chaque année. Des centaines de milliers de personnes, dans des périodes de vie difficiles mais ne souffrant d'aucun trouble psychiatrique, se voient prescrire ces médicaments sur de longues durées, sans être averties de leurs effets secondaires ni bénéficier d'un suivi régulier.
 
La France compte aujourd'hui 5 millions de consommateurs d'antidépresseurs. Le Prozac et ses affiliés ont littéralement dopé ce marché, laissant derrière eux les premières molécules fabriquées à la fin des années 1950 (voir l'encadré, p. 61). Cette nouvelle génération d'antidépresseurs n'est pas plus efficace que les précédentes mais elle présente l'avantage de générer moins d'effets secondaires. Le succès des antidépresseurs ne saurait cependant s'expliquer par ce seul argument avancé par les laboratoires, et par ailleurs très contesté... 
 
Record mondial de consommation 
 
La France serait-elle frappée d'une épidémie de dépression ? Rien n'est moins sûr. Le besoin de soins pour ce trouble reste mal évalué. La fixation du seuil de pathologie a ici, en effet, quelque chose d'arbitraire, tant il est difficile de distinguer les réactions homéostatiques normales de tristesse des états dépressifs proprement dits. Les études épidémiologiques pour cette pathologie sont par conséquent peu nombreuses, difficiles à mettre en œuvre et souvent discutées. Leurs résultats varient beaucoup d'un pays à l'autre, voire d'une région à l'autre. Selon les études et les critères diagnostiques retenus, la prévalence du taux de dépression en France dans la population générale varie de 5,8 à 11,9 % (1).
 
La France n'en détient pas moins le record mondial de la consommation de médicaments psychotropes (antidépresseurs, hypnotiques, anxiolytiques). Le chiffre d'affaires des antidépresseurs a été multiplié par 6,7 entre 1980 et 2001. Cette tendance serait à la hausse, en dépit de contestations fréquentes sur l'efficacité et l'innocuité de certains de ces médicaments. Ainsi, par exemple, du risque de suicide associé aux antidépresseurs chez les enfants, rendu public ces derniers mois. Les pouvoirs publics s'inquiètent plus généralement de la multiplication des prescriptions non justifiées sur le plan médical et de la chronicisation des traitements.
 
Comment expliquer cette spécificité française de la consommation d'antidépresseurs ? Peu d'analyses approfondies mais divers arguments de bon sens sont ici ou là invoqués. On a d'abord parlé des effets délétères du « malaise social », de l'amélioration du diagnostic de dépression. On a évoqué la fragilité des nouvelles générations : autrefois, les gens acceptaient davantage leur condition d'êtres souffrants. Ils mettaient leur fatigue, leur déprime, leur anxiété sur le compte d'une « condition humaine » difficile (2). Certains pensent que les antidépresseurs ne sont que le relais d'un autre psychostimulant, l'alcool dont la France est grand amateur. Quant à la Sécurité sociale, longtemps astreinte au remboursement aveugle des médicaments, elle aurait laissé s'installer de mauvaises habitudes. Pour d'autres, cette passion française pour les antidépresseurs tiendrait à des éléments culturels comme la pauvreté des régulations collectives, le faible support du groupe, les insuffisances de la médiation sociale. Aujourd'hui, la plupart des spécialistes admettent l'action conjointe de l'ensemble de ces facteurs. 
 
Les laboratoires pharmaceutiques accusés ? 
 
En fait, la consommation d'antidépresseurs nous renseigne sur l'individu et la société dans son ensemble et c'est à ce titre qu'elle intéresse véritablement les chercheurs en sciences humaines. Le sociologue Alain Ehrenberg, dans un ouvrage qui fait maintenant référence (La Fatigue d'être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998), explique le succès de la dépression comme le résultat d'un déplacement de la culpabilité vers la responsabilité. La consommation d'antidépresseurs apparaît alors comme une réponse à un sentiment d'impuissance, un moyen de parvenir à l'injonction de performance d'une société où tout devient potentiellement réalisable.
 
D'autres analystes mettent en avant la puissante logique capitaliste des laboratoires pharmaceutiques, dont l'individu serait victime. L'ouvrage récent d'un journaliste, ancien cadre de l'industrie pharmaceutique (3), révèle les pratiques douteuses d'une industrie aux intérêts contradictoires avec les principes de santé publique : le succès extraordinaire des antidépresseurs reposerait sur des essais cliniques plus ou moins trafiqués, le développement de stratégies marketing, un contrôle quasi absolu de l'information médicale... Il y aurait tromperie sur la marchandise et manipulation, ce qu'avait déjà montré, enquêtes à l'appui, le psychiatre anglais David Healy.
 
Reste que la thèse du complot ne tient pas... De bons connaisseurs du domaine tels que l'ancien cadre de l'industrie pharmaceutique Philippe Pignarre ou le psychiatre Edouard Zarifian, s'ils ne nient pas l'implication des laboratoires, analysent cette « mode » de la dépression comme le produit d'un système plus complexe, impliquant l'industrie pharmaceutique, la société, mais aussi les milieux académiques psychiatrique et médical. 
 
La santé bouleversée 
 
A propos de ces derniers, les critiques fusent : « Face à l'abaissement de la limite entre le normal et le pathologique, qui ouvre de nouveaux marchés à la prescription, les leaders d'opinion (du monde de la psychiatrie) restent muets, contribuant ainsi à accréditer la référence au modèle médical somatique comme seul modèle pour la psychiatrie », dénonce E. Zarifian dans Le Prix du bien-être. Psychotropes et société (Odile Jacob, 1996).
 
La dérive « objectivante » qu'incarne le manuel américain de classification des troubles mentaux (DSM) rencontrerait trop peu de résistances de la part des psychiatres français. Le DSM tendrait à simplifier à outrance le diagnostic de dépression : cinq critères évoluant depuis au moins deux semaines sont nécessaires sur une liste de neuf symptômes pour établir le diagnostic de dépression. Cette pathologie, dont le traitement est prescrit à 75 % par les médecins généralistes, s'impose peu à peu dans les esprits comme une réalité du même type que les maladies infectieuses. P. Pignarre parle de « corps mental » pour désigner cette représentation des troubles psychiques, pendant que le médecin propose d'un geste réflexe « l'offre de dépression à un patient qui demande de l'aide ».
 
Dans cette dialectique où la maladie et le médicament se coproduisent et s'entretiennent, la maladie dépressive devient finalement « ce qui guérit sous antidépresseur (4)» : si l'antidépresseur vous soulage, c'est donc que vous êtes dépressif, nous dit en substance la nouvelle médecine de l'âme. L'extension de l'usage des antidépresseurs ? dont les indications concernent maintenant les troubles obsessionnels, l'anxiodépression, les phobies sociales et le stress posttraumatiques ? contribue en retour à dissoudre le concept de dépression, à en noyer la signification.
 
La notion même de « santé », qui s'étend au bien-être et à la performance, s'en trouve bouleversée. « La médecine n'a plus pour seul objectif de vous guérir mais de vous faire vivre le mieux possible le plus longtemps possible avec votre pathologie », analyse Claude Le Pen, économiste et conseiller auprès des syndicats de laboratoires pharmaceutiques (5). On peut craindre en effet avec lui que le médecin et les médicaments ne deviennent alors des « tuteurs, qui lissent entièrement notre vie ». Le médicament sera-t-il le régulateur social de demain ? 
 
Un marché florissant 
 
La classe des antidépresseurs est apparue à la fin des années 1950, et a vu se développer depuis plusieurs séries de molécules différentes. Les antidépresseurs tricycliques (Laroxyl et Tofranil) ont été les premiers découverts en 1957, suivis en 1962 des inhibiteurs de la monoamine oxydase (Marsilid).
 
Les effets indésirables de ces deux catégories de médicaments ont incité à la recherche de nouvelles molécules d'efficacité thérapeutique identique. C'est ainsi qu'en 1987 est apparue une nouvelle classe d'antidépresseurs : les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (ISRS) dont le Prozac a longtemps été le chef de file. Ces antidépresseurs, dits sérotoninergiques, doivent leur succès à leur quasi-absence d'effets secondaires et de toxicité (au niveau cardiaque notamment), pour une action semblable aux molécules mères. Leurs indications ont d'ailleurs été étendues à d'autres pathologies que la dépression comme les troubles obsessionnels compulsifs.
 
Le chiffre d'affaires des antidépresseurs a été multiplié par 6,7 depuis 1980, date de mise sur le marché des ISRS. La substitution sur l'ordonnance des produits les plus anciens (imipraminiques) par ces nouvelles molécules (ISRS) aux effets secondaires réduits et par conséquent vendus plus cher, expliquerait cette explosion du chiffre d'affaires. A cela s'ajoutent l'augmentation des volumes prescrits pour les cas de dépression stricto sensu (épisode dépressif spécifique) et l'extension de ces prescriptions à d'autres indications comme les troubles anxieux, les phobies, etc.
 
Les études montrent par ailleurs un allongement sensible des temps de traitement et une tendance à la chronicité, qui pose aussi la question d'une dépendance à ces produits.
 
 
NOTES
 
[1] V. Bellamy (coord.), « Troubles mentaux et représentations de la santé mentale : premiers résultats de l'enquête "Santé mentale en population générale" », Études et résultats, n° 347, Drees, octobre 2004.
 
[2] Entretien avec C. Le Pen, dossier « Pourquoi les Français aiment tant les antidépresseurs », Le Monde 2, 11 décembre 2004.
 
[3] G. Hugnet, Antidépresseurs : la grande intoxication. Ce que 5 millions de patients ne savent pas encore, Le Cherche Midi, 2004.
 
[4] L. Roure, La Dépression, Ellipse, 1999.
 
[5] Entretien avec C. Le Pen, op. cit. 
 

Source : http://www.scienceshumaines.com/-0 [...] 14006.html


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