Pierre Rabhi : « Mon Eglise, c'est toute cette beauté qui m'entoure »

Nous avons déjà diffusé des vidéos de Pierre Rabhi (informations complémentaires), mais cet article est peut-être un moyen de mieux le connaître. Son discours est aux antipodes des « valeurs » de la société actuelle, et je dois dire que je me retrouve dans son propos, aussi je tenais à vous partager ce moment de plénitude accompagné de remises en question...

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Installé en Ardèche depuis une cinquantaine d'années, le paysan et écologiste Pierre Rabhi continue à prôner une spiritualité qu'il qualifie de "sobriété heureuse", née d'une vision paysanne de l'agriculture respectueuse de la terre, aux antipodes de l'industrialisation massive.

«Ce système moderne du matérialisme radical, qui a donné au lucre une puissance absolue, je l’ai très vite perçu comme une aliénation totale : enfermé de la maternelle à l’université, on loge dans des boîtes empilées ; on travaille dans des petites ou grandes boîtes ; on se déplace avec sa caisse ; pour aller s’amuser, on sort en boîte. Et tout ça jusqu’à la dernière boîte dont on ne sortira plus. Je me suis rendu compte que la modernité, plutôt que de nous avoir libérés, nous privait de l’essentiel, et je ne voulais pas renoncer à ce que le divin nous a offerts, à ma part de beauté. »
Tout en parlant, Pierre Rabhi regarde avec tristesse la mésange sans vie qu’il vient de trouver en revenant de sa promenade matinale. Autour, le soleil des Cévennes caresse les amandiers et les cuves remplies d’eau de pluie. Cela fait maintenant presque cinquante ans que lui et sa compagne vivent dans cette ferme reculée de Montchamp, tout au sud de l’Ardèche. Malgré les difficultés, on sent que vibre dans leurs voix la joie profonde d’un projet de respect et de cohérence accompli.

De l’Algérie à l’Ardèche

Élevé dans la tradition musulmane par un père forgeron, musicien, au sud de l’Algérie dans l’oasis de Kenadsa, Pierre Rabhi est rapidement confié à une famille française vivant à Oran, alors que sa mère décède peu après ses 4 ans. Ces vingt premières années passées en Algérie, désormais converti au catholicisme et imprégné de culture occidentale, le jeune Algérien se rend à Paris. Là, il trouve un emploi de magasinier, dans une usine, et survit tant bien que mal dans la solitude froide de la métropole. « Après quelques tentatives infructueuses, j’ai réussi à trouver un contact dans la région des Cévennes. J’ai donc, avec ma compagne Michèle, décidé de partir. »
Pierre Rabhi part s’installer, sans le sou, en Ardèche. Après plusieurs années de labeur, il parvient à emprunter de quoi s’acheter une ferme, quelques chèvres, et commence à cultiver la terre. « On nous a proposé des exploitations mieux situées, avec de meilleurs rendements, de la terre plus fertile : mais allez expliquer à l’agent du Crédit agricole que d’ici, on peut voir dix-sept clochers, que le silence est d’une pureté magique et que toute cette splendeur alentour n’a pas de prix. »

Viser la « sobriété heureuse »

C’est d’abord cela, le choix de Pierre Rabhi : un domaine de travail raisonnable qui ne vise que la « sobriété heureuse », de quoi subvenir aux besoins nécessaires et rien de plus, un train de vie modeste, un désintérêt volontaire à l’égard du profit, des gains, du lucre ; et puis, une méthode de culture respectueuse qui s’intègre dans son milieu naturel.

L’agro-écologie, qui considère que la pratique paysanne ne doit pas se cantonner à une technique, devient le fondement de son activité, à contre-courant de l’industrialisation massive qui emporte alors le monde agricole. Les années passant, notre homme est de plus en plus sollicité, en France et ailleurs, par des paysans, des associations et même des religieux qui cherchent à redonner à la terre et à la nature la valeur qu’elles méritent.

Aujourd’hui, Pierre Rabhi a rendez-vous au monastère orthodoxe de Solan, dans le Gard, avec lequel il collabore depuis plus de quinze ans, pour l’assemblée générale des Amis de Solan, l’association dont il est le président. On commence par un déjeuner composé - évidemment - des produits biologiques du monastère. La sœur principale explique : « Grâce à Pierre, nous avons pu réaménager le domaine et travailler de manière locale et autonome, sans intermédiaire, y compris pour le vin. »

« Mon église, c’est cette beauté »

Les sœurs cultivent principalement la vigne, avec de bons résultats, et toujours selon le principe fondamental de l’agro-écologie. Les vendanges se font à la main, en prenant soin de n’encuver que des raisins parfaitement sains. Le déjeuner achevé, tout le monde se rend dans la salle de réception du monastère, et l’assemblée générale débute avec l’intervention de Pierre Rabhi. Malgré la fatigue, c’est un homme tonique et joyeux qui s’adresse aux invités. Il est bien sûr question du respect de la terre et de l’importance de promouvoir cette conscience écologique au-delà des murs de Solan. L’attention est tout entière concentrée sur le petit homme.

Retour à la ferme de Montchamp, alors que le soleil décline doucement sur les oliviers. Si, avec les années et les nombreuses sollicitations, il n’est plus tout à fait paysan, Pierre Rabhi ne peut imaginer se passer du lien direct avec la nature et la vie qui la compose. En cette fin de journée, il s’accorde un moment pour retourner une partie de sa terre afin d’y planter des fraisiers. C’est là que notre homme semble le plus à l’aise, le plus proche de lui-même, au milieu des pêchers, des pruniers, des pistachiers, en travaillant ce sol gorgé d’humus : « Plus le temps passe, plus je suis émerveillé par la beauté et par le miracle que constitue cette graine que l’on plante et qui éclôt ; c’est un émerveillement sans cesse renouvelé, et pour moi c’est cela le divin. Mon église, c’est tout cette beauté qui m’entoure. »

Son vieux gilet bleu tout usé, le bonnet hirsute, des sandales au pied, l’homme est ici dans cette sobriété qu’il affectionne tant, sans la moindre breloque superflue, sans aucune autre possession que le strict nécessaire, dans un rapport profond avec la vie et son essence la plus sacrée.

La nuit tombée, Pierre Rabhi doit encore s’occuper de son travail associatif et des médias qui le sollicitent. À l’intérieur de ce qui était autrefois sa bergerie, il relit, répond, organise son agenda déjà bien chargé avec l’aide de son assistante. Plusieurs conférences sont prévues, des articles de presse sont corrigés, une lettre pour le patriarche orthodoxe de Roumanie est affinée et partira demain.

Urgence et prise de conscience

Cette collaboration avec le patriarche Daniel de Roumanie vise à faire adopter, dans les 500 monastères dont le primat a la charge, l’agriculture écologique. Le travail de diffusion, d’interpellation est indispensable pour Pierre Rabhi, qui collabore, entre autres, avec le Mali, le Niger ou la Tunisie. Pour rappeler, encore et encore, l’urgence écologique, et plus largement, le besoin de transformation profond des consciences et des mœurs. « Des conseils très techniques sur l’agro-écologie aux problèmes philosophiques plus généraux, je me considère comme un canal, comme un passage, pas du tout comme une source. Je transmets ce que j’ai reçu. Je donne parce que je reçois. » Et dehors, dans la nuit dense, le silence étoilé des Cévennes semble acquiescer.

Pour aller plus loin

■ Pierre Rabhi, L’Offrande au crépuscule (L’Harmattan, 2001), Du Sahara aux Cévennes, itinéraire d’un homme au service de la Terre Mère (Albin Michel, 2002), Manifeste pour la Terre et l’humanisme (Actes Sud, 2008), Vers la sobriété heureuse (Actes Sud, 2010).

 

Source : Lemondedesreligions.fr

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