Un constat sans concession d’Alexandre Lentz publié par mecanopolis que je vous laisse découvrir.
Tribune libre d’Alexandre Lentz
« Tout le mal du monde vient de ce que nous nous tracassons les uns des autres, soit pour faire le bien, soit pour faire le mal, notre âme et le ciel et la terre nous suffisent. Vouloir plus est perdre cela, et nous vouer au malheur. »
Fernando Pessoa
Ainsi, comme l’explique l’historien et politologue belge Éric Toussaint dans son article « Le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures » [1], le Chili de Salvador Allende, président démocratiquement élu et soucieux de procéder à plusieurs nationalisations de biens alors sous l’emprise d’entreprises américaines, a vu chuter les prêts de la Banque Mondiale d’un montant qui avoisinait les 30 millions de dollars lors de l’élection d’Allende en 1970 à une somme qui était inférieure à 10 millions de dollars au moment du putsch d’Augusto Pinochet en 1973, soutenu par la CIA. À partir de cette même année, les crédits accordés par la Banque Mondiale au Chili se sont mieux portés que jamais, malgré le régime autoritaire qui dirigeait alors le pays, atteignant le niveau des 70 millions de dollars en 1981. La dictature de Pinochet sera accompagnée de tant de meurtres arbitraires et de tortures qu’au total, 30 000 chiliens disparurent entre 1973 et 1990, lorsqu’il était à la tête du Chili. La junte militaire réduit la population à la misère : une famille chilienne devait consacrer environ 74% de ses revenus à l’achat du pain, ce qui l’obligeait à rogner sur des « luxes » tels que le lait et les tickets d’autobus : par comparaison, ces trois choses, sous Allende, monopolisaient 17% du salaire d’un fonctionnaire. Pinochet jugea pourtant que le salaire des ménages était « suffisant ». Ce simple cas illustre bien que, tout comme le commun des mortels peut faire du mal à ceux qui peuplent son entourage sous le simple effet irrationnel de l’une ou l’autre pulsion de colère, les grands de ce monde peuvent faire preuve d’une attitude tout à fait psychopathe en étant mus par la seule ambition de défendre leurs intérêts ; le mal qu’ils causent à des ensembles collectifs est alors clairement démontré. Comment une bonne intention, quant à elle, pourrait-elle se révéler malsaine ?
La maladresse dont on est susceptible de se rendre coupable lorsque l’on entreprend unilatéralement d’aider quelqu’un est due au fait que l’on ne méconnait que trop souvent l’entièreté des causes qui provoquent sa souffrance. Il peut également arriver que l’on souhaite, au fond, amener la personne qui reçoit nos services à vivre comme on voudrait qu’elle vive, de sorte à se construire un environnement dans lequel nos attentes profondes, qu’elles soient altruistes ou non, puissent être satisfaites. Il en résulterait un égoïsme que l’axiome suivant d’Oscar Wilde (1854-1900), écrivain irlandais, ne dément pas : « L’égoïsme ne consiste pas à vivre comme on en a envie, mais à demander aux autres de vivre comme on a soi-même envie de vivre ». L’inutilité, voire la nocivité de cette démarche, a été parfaitement exprimée par Jacques Attali, économiste et haut fonctionnaire français né en 1943, lorsqu’il a écrit, dans « Le Premier Jour après moi » ; « Égoïsme que de prétendre vivre pour les autres : nul n’a besoin que l’on vive pour lui. » Ainsi, nous pouvons difficilement nous permettre l’ingérence dans les affaires d’autrui si ceux-ci n’en ont pas fait la demande urgente et explicite, et même dans ce dernier cas, il n’est pas certain que les conséquences de nos agissements engendrent plus de bien que de mal. Mais en continuant de nous aventurer ainsi sur le chemin que nous a tracé Pessoa, n’allons-nous pas trébucher très bientôt sur la problématique de l’individualisme le plus absolu ?
Considérons un exemple à la fois concret et conséquent : l’impact de la révolution libérale entamée dès la fin des années 1970′ sur la vie économique. Selon Milton Friedman, l’un des pères de cette croisade néolibérale, l’Histoire avait « commencé du mauvais pied » lorsque des politiciens avaient prêté l’oreille à John Maynard Keynes, l’intellectuel à l’origine du New Deal et de l’État-providence moderne. « Selon moi, écrivait Friedman dans une lettre adressée à Pinochet, qu’il conseillait alors, en 1975, l’erreur principale fut de croire qu’il était possible de faire le bien avec l’argent des autres ». Les préceptes de cette école néolibérale, qui valent plus que jamais aujourd’hui et dont on ne peut que percevoir l’influence funeste de façon flagrante, sont d’avis que l’individu est rationnel et que rien ne saurait entraver légitimement ses envies d’investissement, d’achat, de vente, … ; bref, ils consacrent l’avènement de la société de consommation et de l’individualisme forcené dans un contexte de rapports de forces incarnés par le libre-échange et la mondialisation où le dernier mot est laissé à celui qui est à la fois le plus fortuné et le plus impitoyable. Cet exemple nous montre que se réfugier dans l’égoïsme, à défaut de pouvoir changer le monde, n’est pas des plus réjouissants.
Aboutissons-en à une conclusion. Platon disait que, quand les sages voient la foule répandue dans les rues et sur les places pendant une longue et forte pluie, ils crient à cette multitude insensée de rentrer au logis, pour se mettre à couvert. Et, si leur voix n’est pas entendue, ils restent chez eux, et se contentent d’être seuls à l’abri, puisqu’ils ne peuvent guérir la folie des autres. Si la meilleure chose que l’on ait à faire est de vivre pour soi-même, ne perdons-nous pas le bénéfice d’une importante part de l’existence ? Moins les actes et paroles d’un être sont attachées à l’ego, et plus elles me semblent valeureuses. Mais dans un monde où l’écrasante majorité des individus est elle-même égoïste et de nature malfaisante, le réalisme le plus élémentaire nous souffle effectivement à l’oreille que toute tentative de nier la profonde imperfection des systèmes humains est vouée à l’échec, et que, en s’obstinant à aller contre cette réalité, on ne travaillerait ni à l’intérêt collectif, ni à nos propres intérêts.
Alexandre Lentz (Bruxelles), pour Mecanopolis
Note
[1] : Éric Toussaint, 25 août 2004, Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde
Source : Mecanopolis
Il paraîtrait étrange, face à la misère du monde, de prétendre qu’il est vain de vouloir soulager les maux des autres là où il nous serait possible de le faire. Il va de soi qu’en toute époque et en tout lieu, les individus et les nations se préoccupent généralement peu de leur environnement extérieur car ils préfèrent oeuvrer à la réalisation de leurs propres intérêts, qu’ils n’ont d’ailleurs de cesse de poursuivre, tête baissée, dans les dédales des longs couloirs intellectuels qu’ils s’imaginent pour parvenir à mettre la main sur l’objet de leurs désirs. On ne connaît que trop les cas des régimes totalitaires qui, pour assurer le pouvoir et la prospérité financière d’une minorité, ont tyrannisé des populations entières en usant de moyens répressifs divers, des plus communs aux plus inhumains. Le monde démocratique n’est pas pour autant exempt de pratiques discutables qui sont capables, par leur violence, d’assurer la gamme des puissants intérêts qui incombent à sa vigilance. Par exemple, les coups d’État qu’ont commandités les États-Unis au cours de la Guerre froide, sous prétexte d’endiguer l’avancée communiste, ont essentiellement servi les intérêts de plusieurs de leurs grandes multinationales aux dépens de tout un peuple.