L’Occident est perdu ! Todd explique le « complotisme » antirusse de l’establishment

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Emmanuel Todd était l’invité actu de France culture le 14 avril 2018, alors que les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni venaient de mener des frappes nocturnes sur la Syrie. Il s’agit peut-être là d’une de ses meilleures interviews face à des journalistes en sueurs atterrés par ce qu’il énonce et que l’on pourrait pourtant considérer dans certains milieux comme étant de banales évidences.

D’où je parle

Emmanuel Todd donne la couleur dès le début de l’interview : il parle d’un point de vue favorable au monde anglo-américain pour lequel il n’a par ailleurs jamais caché son admiration.

Todd ne s’est jamais prétendu dissident ou résistant, il s’est déjà décrit lui-même comme un pur produit de l’establishment, un membre de la bourgeoisie intellectuelle qui ne jure que par les élites institutionnalisées, et qui est un grand lecteur de la presse mainstream. Et c’est peut-être cette posture d’universitaire orthodoxe qui donne une certaine saveur à ses propos. En effet, la critique d'un système est toujours plus dangereuse lorsqu’elle vient de l’intérieur.

Hystérie complotiste antirusse

Emmanuel Todd décrit une presse occidentale devenue folle, qui entretient les citoyens du monde occidental dans la vision hallucinatoire d’une Russie hyperpuissante, menaçante, tentaculaire et totalitaire. On parle pourtant, selon Todd, d’une Russie qui dans la réalité a un poids démographique dix fois inférieur à celui du monde occidental, qui vient à peine de retrouver une stabilité, qui ne fait pas partie des pays les plus avancés, et qui est dans une posture de reconstruction défensive. De plus, le « monstre » Poutine est « élu » et les Russes sont favorables à sa politique. Dès lors, comment expliquer la paranoïa de la presse occidentale vis-à-vis de la Russie ?

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Emmanuel Todd avoue qu’il ne comprend pas la montée en puissance de cette russophobie mystérieuse chez l’establishment, qu’il qualifie de « complotiste », et se dit très inquiet par cette fixation pathologique sur un pays qui n’a pas la puissance que l’on dit. Cet univers mental occidental de passion incontrôlée renvoyant à des troubles psychiques contraste d’après Todd avec l’univers mental rationnel, de rapport de force et de maîtrise de soi côté russe. Il confie : « Le niveau intellectuel des diplomates russes est très supérieur à celui des Occidentaux. Ils ont une vison de l'Histoire, du monde, de la Russie : un contrôle de soi qu'ils appellent "professionnalisme" » absent chez élites occidentales.

On ne peut qu’être d’accord avec Emmanuel Todd sur ce point. Pour mesurer le niveau des diplomates russes, je recommanderai le livre « Alep, la guerre et la diplomatie  » de Maria Khodynskaya-Golenishcheva, une diplomate de haut rang à la mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’Office des Nations unies à Genève, et qui plante intelligemment le décor de la bataille d’Alep dans toutes ses dimensions (diplomatiques, militaires, stratégiques, géopolitiques, historiques, économiques…) passe de la pratique (description exhaustive de tous les outils de la boîte à outils diplomatique utilisés par Moscou) à la théorie avec réalisme, lucidité et attachement aux faits.

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Une lecture rafraichissante intellectuellement tant elle change de la pensée unique humanitaire droidelhommiste germanopratine.

Non pas que les élites occidentales ne soient plus capables de produire des analyses de ce niveau (certains y parviennent encore comme Hubert Vedrine ou Zbigniew Brzezinski mais ils sont très minoritaires), mais l’exigence de produire des discours droitdelhommistes et humanitaristes servant d’écran de fumée aux intentions tactiques et stratégiques réelles des puissances occidentales est supérieure. Il est plus important est de se présenter et de se percevoir soi-même en défenseur de la veuve et de l’orphelin plutôt que d'aborder les raisons réelles de ses actions.

Emmanuel Todd recommande également « à tout le monde la lecture des textes de Lavrov et de Poutine s'ils veulent lire des choses intelligentes sur la géopolitique ».

Malgré son incompréhension, il va toutefois s’essayer à des hypothèses pour expliquer l’hystérie antirusse.

Parti oligarchique contre parti populaire

En s’appuyant sur le récit que fait Thucydide de la guerre du Péloponnèse, un des grands classiques de la pensée réaliste en relation internationale qui relate le conflit le plus riche d’enseignements politiques de l’histoire, Emmanuel Todd contre la « dialectique fausse » de l’élitisme contre le populisme (qui est floue et ne s’appuie que sur des postures médiatiques) pour lui substituer la très classique opposition entre partis oligarchique et populaire (qui se fonde sur des divergences d’ intérêts bien déterminés).

Selon Todd, le parti populaire veut des nations qui se referment un peu sur elles-mêmes pour protéger les citoyens tout en continuant à commercer raisonnablement, alors que le parti oligarchique voit dans les Etats nations des structures archaïques héritées d’un ancien monde et qui sont inadaptées à la mondialisation néolibérale moderne, à ses marchés financiers autorégulateurs et à ses organisations internationales chargées d’imposer des disciplines budgétaires aux peuples.

Cette opposition crée une situation d’instabilité et de schizophrénie au sein du monde occidental qui explique qu’un Trump est traité de fou par le parti oligarchique, lorsqu’il prend des mesures protectionnistes, mais est considéré comme un homme raisonnable lorsqu’il tweete que les Russes doivent se préparer à recevoir de beaux missiles intelligents.

En effet, malgré elle, la Russie est peut-être devenue un modèle pour le parti populaire. Les réformes économiques menées pendant les années 1990 ont été perçues comme la cause d’un affaiblissement sans précédent de la Russie, autant en interne que sur la scène internationale, et elles ont donné naissance à une réaction étatiste contre l’emprise oligarchique sur les secteurs régaliens de l’État et les secteurs stratégiques de l’économie russe, dont Poutine est la parfaite incarnation. La Russie devient un modèle de développement étatiste des nations et fascine le parti populaire, mais devient par la même occasion une cible privilégiée de la vindicte du parti oligarchique.

Et c’est également la raison pour laquelle la Hongrie est ciblée : elle est pays patriote qui fait d’une priorité son existence en tant que nation et qui refuse que le pays soit traversé par des vents migratoires incontrôlables, chose incompréhensible pour le parti oligarchique dont le paradigme est post national. 

On pourrait rajouter à cette analyse de Todd que le conservatisme sociétal de la classe dirigeante russe est perçu très positivement par le parti populaire occidental qui ploie sous les coups de boutoir du progressisme impulsés par le parti oligarchique. Ce qui donne une raison supplémentaire d’être la cible du parti oligarchique et de ses journalistes qui la jugent sous l’angle de critères anthropologiques et familiaux qui ne doivent rien avoir à faire avec la géopolitique comme le statut des homosexuels comme le précise Todd.

Multipolarité

Selon Emmanuel Todd, une des raisons de l’hystérie antirusse est d'ordre militaire. Car dans ce domaine, les Russes « sont revenus à parité » avec les Occidentaux, ils ont effectué une « remontée technologique ». « C'est le seul pays qui est aujourd'hui capable de faire face aux Etats-Unis sur le plan militaire. »

Cela a pour conséquence que la Russie n’est plus seulement un espace interdit à la conquête de l’Occident mais en plus une branche sur laquelle des puissances peuvent s’appuyer pour se préserver de la déferlante occidentaliste.

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« L'idée qu'un seul pays au monde [les Etats-Unis] serait capable de faire ce qu'il veut n'est pas un bon concept d'un point de vue libéral », dogme cher aux Américains, selon lui. « Si on pense en termes d'équilibre des pouvoirs, on peut se dire que c'est mieux ! Même si l'on n'aime pas la Russie, l'existence d'un pôle de stabilité qui n'a pas de possibilité d'extension [au vu de sa population] devrait réjouir », poursuit-il.

Il était en effet admis avant la renaissance de la Russie qu’aucune puissance n’était capable de résister à la puissance stratégique des Etats-Unis et des pays de l’OTAN. Mais si elle peut aujourd’hui rivaliser avec les puissances de premier plan dans les domaines militaro-stratégiques, la Russie n’est pas l’Union soviétique, elle n’a plus vocation à être un empire et même si elle en avait la volonté, elle n’en a pas les moyens. Par contre, elle est le fer de lance du monde multipolaire. Le monde multipolaire s’oppose à l’universalisme des valeurs occidentales et ne reconnaît pas la légitimité du « Riche Nord » à agir au nom de l’humanité entière et en tant que centre unique de décision sur la majeure partie des grands enjeux. Le monde multipolaire insiste sur l’existence de plusieurs centres, aucun d’entre eux ne disposant de ce fait de droits exclusifs, et ayant donc l’obligation de tenir compte des positions des autres. C’est pourquoi la multipolarité constitue une alternative logique directe à l’unipolarité. Il ne peut exister de compromis entre les deux : le monde est soit unipolaire, soit multipolaire.

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La Russie de Poutine constitue donc un obstacle fondamental au projet (on pourrait même parler de messianisme, voire de mystique) du parti oligarchique selon lequel le monde devait devenir homogène, car le modèle occidental avec en son cœur les USA en tant que puissance nationale et vaisseau amiral de la mondialisation, étendrait sa présence à tous les pays et tous les peuples de la Terre pour assurer la pérennité de l’hégémonie intellectuelle et des valeurs de l’Occident, processus indispensable à l’émergence d’un gouvernement global de ce nouvel ordre mondial.

Démocratie

Alors que Caroline Broué l’interroge sur le danger que représenterait l’élection de Viktor Orban pour l« démocratie », Emmanuel Todd la décontenance en affirmant que l’Occident n’a plus rien de « démocratique», que tout le monde a le mot démocratie dans la gueule mais qu’on ne sait plus ce que c’est, que depuis le référendum de 2005 la France n’est plus un régime représentatif au sens classique, et que personne ne sait plus qui est au pouvoir aux Etats-Unis.

Face à la journaliste pantoise, Todd décrit ce que devrait être un régime représentatif digne de ce nom : les gens votent, les élites légitiment désignées appliquent les décisions populaires. Il conclura cette thématique en affirmant ne plus écouter ce que dit Macron, qui ferait semblant d’être président parce qu’il n’a pas de vrais pouvoirs, et qu’être président en France c’est passer à la télé et réduire les privilèges de petites gens sans toucher à ceux qui en ont de gros.

Sur la Syrie

Emmanuel Todd explique que la société syrienne de départ était très divisée, ce qui contredit le mantra médiatique « Bachar massacre son peuple » comme s’il n’y avait en Syrie personne à part les alaouites et les minorités ethno-confessionnelles qui avaient intérêt au maintien du régime syrien, qui ne devrait sa survie qu’aux armées russes et iraniennes.

Il se livre ensuite à une analyse cartographique intéressante : les zones tenues par le gouvernement syrien correspondent à celles ou le statut de la femme était le plus élevé, alors que les zones tenues par les rebelles étaient les régions les plus fermées et conservatrices. Il énonce le paradoxe selon lequel les alliés des occidentaux là-bas sont ceux qui sont le plus éloignés des valeurs défendues par les élites occidentalistes et constituent la frange de la population la plus inefficace en terme de dynamique éducative et culturelle à l’image de la société saoudienne.

Ceux qui se sont un peu intéressés au contexte social national, qui a précédé la guerre syrienne, savent qu’il s’ancre sur un clivage socio-économique qui se traduit géographiquement entre centres urbains et périphéries rurales. Les politiques d’ouverture et de libéralisation de l’économie de la présidence Bachar ont profité à l’élite et aux classes moyennes supérieures urbaines, au détriment des classes inférieures et moyennes en voie de paupérisation reléguées vers les périphéries et menacées par des années de sécheresse (2007-2010). Une population écœurée par la bourgeoisie d’affaires et la corruption qui va se réfugier dans un repli identitaro-religieux, ce qui explique la sur-représentation de la composante islamiste dans la rébellion.

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Cette lecture met à mal l’analyse strictement confessionnelle de la crise syrienne (dimension confessionnelle qui existe mais n’explique pas tout, réduire ce régime à une identité alaouite n’est pas analytiquement correct) car de fait, certaine composante non négligeable de la bourgeoisie sunnite soutient le pouvoir syrien, ce qui permet de comprendre pourquoi l’armée syrienne est majoritairement sunnite.

Pluralisme des médias

Emmanuel Todd dresse un portrait sévère de la presse occidentale sur ces questions : « Je vous jure que ce matin [le 14 avril] les exposés du Guardian, du Daily Telegraph et du Monde sur ce qu'il se passait [en Syrie] étaient tellement mauvais, que j'ai dû, ce que je n'ai jamais fait de ma vie, aller sur le site de RT France, le truc russe, pour comprendre à peu près ce qu'il se passait en Syrie. C'était beaucoup plus détaillé, il y avait toutes les informations qu'il y avait dans les autres, plus d'autres. »

Bien évidemment, les médias russes ne sont pas paroles d’évangile. À l’instar de CNN pour les États-Unis pendant les guerres américaines, RT devient un instrument de propagande lorsqu’il s’agit de couvrir des conflits présentant un intérêt stratégique majeur pour la Russie. Mais dès lors qu’on admet avec réalisme que le mythe de la presse indépendante et impartiale est une utopie inatteignable, la moins mauvaise des alternatives au monopole médiatiques des groupes idéologiques et des partis d’intérêts reste le pluralisme de la presse. Les médias russes cassent le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information et sont capables de promouvoir une « autre vision » des événements, ce qui en fait la cible des médias occidentaux au sein desquels le parti oligarchique est dominant.

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Conclusion

Son constat est le suivant : lorsqu’on parle de la Russie on parle de notre crise à nous, de notre déficit de valeurs spirituelles, de sentiments nationaux et de projet commun. Cela crée de l’agressivité et pousse à se réfugier dans l’irrationnel et l’émotionnel. Un Occident sans repères donc. Un Occident perdu.

Les hypothèses de Todd sont encore à creuser, mais elles constituent de bonnes hypothèses de travail.

 

Source : Agoravox.tv

Information complémentaire :

Crashdebug.fr : Docu : Les Nouveaux Chiens de garde

 

 


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