Ils « extraient » la richesse des populations et ils les mettent en concurrence, et ne respecte AUCUNE éthique, tant que vous n’aurez pas compris cela, vous n’aurez rien compris…
Au final, le dindon de la farce de ce manège enchanté de la mondialisation, c'est nous, c'est vous...
Article publié dans Fakir N°40, mars 2009
Tous les journaux, toutes les radios ont mentionné en 2010 le décès de Maurice Allais. Mais où est paru le dernier entretien (1) avec le seul Prix Nobel français d’économie ? Dans Fakir , au printemps 2009. C’est dire si, hormis une tribune sur Marianne 2 , ses positions protectionnistes étaient marginalisées. Alors que l’Express , Libération , Le Monde , etc. l’auraient encensé, placé à leur Une, s’il avait défendu le libre-échange. Un entretien relu et approuvé par ses soins.
Fakir : Monsieur Maurice Allais, vous êtes rangé parmi les économistes libéraux. Vous vous réclamez je pense de ce courant. Votre nom est régulièrement associé – à tort ou à raison – à ceux de Friedrich Hayek ou de Milton Friedman. Et pourtant, depuis une quinzaine d’années maintenant, vous menez – je vous cite – « le combat passionné d’un homme de science contre la mondialisation »…
Maurice Allais : L’idéologie que j’appelle « libre-échangiste mondialiste » a déjà fait d’innombrables victimes dans le monde entier. Pour une raison simple, empiriquement vérifiée : la mondialisation généralisée des échanges, entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents, entraîne finalement partout, dans les pays développés comme dans les pays sous- développés, chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes. Or, cette mondialisation n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable.
D’où vous vient cette conviction ?
M.A : Cette certitude naît d’une simple observation, ce que je nomme « la cassure de 1974 ». Sur la période 1974-1997, le taux de chômage au sens du BIT est passé de 2,84 % à 12,45 %, soit un accroissement de 1 à 4,4. De même, le taux de sous-emploi est passé de 3,39 % à 23,6 %, soit un accroissement de 1 à 7. Or, à partir de graphiques, d’analyses statistiques, on doit relier cette crise de l’emploi à un changement brutal intervenu en 1974.
Entre 1955 à 1974, les effectifs dans l’industrie s’étaient accrus d’environ un million, soit 50.000 par an – avec un pourcentage d’emplois industriels dans la population active qui restait constant et stable, aux alentours de 28 %. Entre 1974 et 1993, en revanche, ces effectifs ont décru d’environ 1.700.000, soit 90.000 par an – et le taux d’emploi s industriels a fortement diminué, de 28 % à 17 %.
Vous parlez de l’industrie. Mais on est passés, désormais, à une « économie de services »…
M.A : Qui envisagerait comme un objectif raisonnable pour la France une destruction progressive de son industrie, même compensée par un développement massif des activités du commerce et du tourisme ? Quand on examine l’histoire des civilisations, aucune d’entre elles n’a pu exister ou survivre que dans la mesure où elle s’appuyait sur une industrie.
Mais quel lien faites-vous entre cette cassure, cette casse de l’industrie et la mondialisation ?
M.A : Certains prétendent expliquer la cassure de 1974 par le choc pétrolier, ou par les incidences des Accords de Grenelle en mai 1968, ou par le remplacement du SMIG par le SMIC. Mais en fait, une seule cause peut et doit être considérée comme le facteur majeur et déterminant des différences constatées entre avant 1974 et après 1974 : la libéralisation des échanges extérieurs par l’Organisation de Bruxelles.
Dans un tel contexte, plus les minima de salaires sont élevés, et plus les importations en provenance des pays à bas salaires sont favorisées. Or, ces pays représentent aujourd’hui des milliards d’hommes. Leur compétition dans un monde de libre-échange ne peut qu’entraîner, inexorablement, dans les pays développés, un nivellement des salaires vers le bas et une explosion du sous-emploi.
Cette opinion relève du sens commun, et elle apparaîtra aux lecteurs comme une banalité. Mais il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et tel semble bien, aujourd’hui, le comportement des dirigeants – politiques, économiques, médiatiques : ils ne veulent ni voir ni entendre.
Que des secteurs industriels, hier la sidérurgie, le textile, la plasturgie, aujourd’hui la métallurgie, la chimie, disparaissent à cause des pays à bas coût de main d’œuvre, soit. Mais dans le même temps, on exporte davantage aussi…
M.A : Naturellement ces importations sont compensées en valeur par des exportations. Mais globalement, des emplois sont détruits à cause de la structure très différente des importations et des exportations : dans les produits qu’on importe se trouve beaucoup de travail peu qualifié, tandis que dans les produits qu’on exporte se trouve peu de travail très qualifié. La balance commerciale est indépendante de la balance sociale.
Vous dites : « Plus les minima de salaires sont élevés, et plus les importations en provenance des pays à bas salaires sont favorisées ». Pour conserver des emplois peu qualifiés, il faudrait, alors, diminuer le coût du travail ?
M.A : On nous le répète. On nous dit par exemple que tout est très simple : si l’on veut supprimer le chômage, il suffit d’abaisser les salaires. Mais personne ne nous dit quelle devrait être l’ampleur de cette baisse, ni si elle serait effectivement réalisable sans mettre en cause la paix sociale. Que depuis tant d’années de grandes organisations internationales comme l’OCDE, l’OMC, le FMI, ou la Banque Mondiale puissent préconiser une telle solution est tout simplement atterrant. On aperçoit alors l’impasse. La mondialisation des échanges mène soit à un chômage accru s’il y a rigidité des salaires, soit à une inégalité accrue s’il y a flexibilité des salaires.
Cette mondialisation, en même temps, elle profite à tous. Il suffit de remplir son chariot au supermarché…
M.A : C’est vrai. Les partisans du libre-échange soulignent que grâce aux délocalisations et aux importations en provenance des pays à bas salaires, jamais les prix dans les hypermarchés n’ont été aussi bas. Mais c’est oublier que les consommateurs ne sont pas seulement des acheteurs. Ils sont également des producteurs qui gagnent leur vie et qui paient des impôts.
En tant que consommateurs, ils peuvent acheter des produits meilleur marché. Mais pour ces consommateurs, la contrepartie réelle de ces importations à bas prix est finalement la perte de leur emploi ou la baisse de leurs salaires, et des impôts accrus pour couvrir le coût social du chômage et de la politique de l’emploi.
C’est également oublier que les consommateurs sont aussi des citoyens habitant dans les agglomérations urbaines, et qu’au fur et à mesure que le chômage et la pauvreté générés par la mondialisation augmentent, l’insécurité et l’instabilité des banlieues s’accroissent. On voit alors que les effets de cette idéologie libre-échangiste, aussi funeste qu’erronée, ne se bornent pas au développement massif du sous-emploi. Ils se sont traduits également par un accroissement des inégalités, par une destruction progressive du tissu industriel français, par un déséquilibre de toute la société.
Cette invocation du « consommateur », de son bénéfice supposé, sert à masquer d’autres intérêts. Car les groupes dirigeants de l’économie sont devenus de plus en plus riches alors que les pauvres sont devenus de plus en plus pauvres.
Comment expliquer, alors, que cette « idéologie libre-échangiste erronée » domine tant ? Que rares soient les intellectuels, et encore plus rares les économistes, à la dénoncer ?
M.A : Une citation de Wells pourrait suffire : « Cette coutume qu’ont les hommes de se refuser à émettre des jugements critiques sur les points fondamentaux est un des plus grands dangers qui menacent, d’une façon générale, les facultés humaines de compréhension. »
Toute la Construction européenne et tous les traités relatifs à l’économie internationale (l’Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce, la Convention relative à l’Organisation de Coopération et de Développement Economique, etc.) ont été viciés à leur base par une proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes les universités américaines – et à leur suite dans toutes les universités du monde entier : « Le fonctionnement libre et spontané des marchés conduit à une allocation optimale des ressources. »
C’est là l’origine et le fondement de toute la doctrine libre-échangiste. Son application aveugle et sans réserve à l’échelle mondiale n’a fait qu’engendrer partout désordres et misères.
On pourrait conclure avec une autre citation, de Keynes cette fois : « Les idées exprimées ici sont extrêmement simples et devraient être évidentes. La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d’échapper aux idées anciennes qui ont poussé leurs ramifications dans tous les recoins de l’esprit des personnes ayant reçu la même formation que la plupart d’entre nous. »
Mais à quelles « idées nouvelles », par exemple, vous songez ?
M.A : Au protectionnisme, qui n’est pas une idée ancienne mais neuve.
Le protectionnisme est généralement associé à l’isolationnisme, au nationalisme, à l’autarcie…
M.A: D’abord, une libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux ne me paraît possible, souhaitable, que dans le cadre d’ensembles régionaux groupant des pays au développement économique et social comparable.
Ensuite, pour toute organisation régionale – et je pense bien sûr ici à l’Europe –, le choix n’est pas entre l’absence de toute protection et un protectionnisme isolant totalement l’économie de l’extérieur. Il est dans la recherche d’un système qui permette de bénéficier d’une concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec l’extérieur, mais qui protège également l’économie communautaire contre tous les désordres et les dysfonctionnements qui caractérisent chaque jour l’économie mondiale.
Concrètement, comment vous imaginez cela ?
M.A : Un objectif raisonnable serait que par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe de produits un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit assuré par la production communautaire. La valeur moyenne de ce pourcentage pourrait être de 80 %. C’est là, au regard de la situation actuelle, une disposition fondamentalement libérale.
On vous traitera d’utopiste, ou de fou, tellement vous allez a contrario du fonctionnement des institutions internationales !
M.A : Tôt ou tard, les faits finiront par l’emporter, mais probablement dans les plus mauvaises conditions. Plus on attendra, et plus les obstacles seront difficiles à surmonter.
Il faut, de toute nécessité, remettre en cause les politiques mises en œuvre par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Et il est nécessaire de réviser les traités fondateurs de l’Union Européenne tout particulièrement quant à l’instauration d’une préférence communautaire. La politique commerciale de Bruxelles a peu à peu dérivé vers une politique mondialiste libre- échangiste, contradictoire avec l’idée même de la constitution d’une véritable Communauté Européenne. Cette hâte pour réaliser une Europe mal définie, sans institutions appropriées, sans objectifs précis, est fondamentalement malsaine. Elle ne peut que mener à des situations économiquement et politiquement intenables.
Hayek lui-même l’énonçait, au sortir de la Seconde Guerre mondiale : « Rien n’a sans doute tant nui à la cause libérale que l’insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laissez-faire. »
Vous dénoncez le « libre-échangisme », ou le « mondialisme », et votre recours au « -isme » signale une idéologie, à la fois forgée par des intellectuels et qui devient réalité grâce à une volonté politique. En général, on parle plutôt de « mondialisation », et ça apparaît alors comme une fatalité. Comme la loi de la gravité, ou comme la pluie, on ne peut pas lutter contre « la mondialisation »…
M.A : L’histoire n’est pas écrite, et je ne vois dans ce processus aucune fatalité. C’est en fait de l’évolution des opinions publiques, c’est du poids relatif des forces politiques, que dépendent les changements de politiques réalistes qui nous sauveront du désastre et détermineront notre avenir. Et si j’insiste sur le « -isme », c’est que je dresse un parallèle. Les perversions du socialisme ont entraîné l’effondrement des sociétés de l’Est. Mais les perversions laissez-fairistes mènent à l’effondrement des sociétés occidentales.
En réalité, l’économie mondialiste qu’on nous présente comme une panacée ne connaît qu’un seul critère, « l’argent ». Elle n’a qu’un seul culte, « l’argent ». Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruire elle-même.
La fabrication de cet entretien
Maurice Allais ne donne pas d’entretien aux journalistes. Pour ne pas perdre de temps avec des Monsieur Jourdain qui font du « mondialisme » sans le savoir. Donc, quand j’ai envoyé un courriel à son secrétariat, quand je l’ai appelé chez lui, il a refusé. Ou alors, il fallait procéder autrement. Indirectement :
Primo, que je lise ses livres (j’avais commencé). Secundo, que je rédige mes questions, mais aussi ses réponses : en recopiant des passages de ses ouvrages. Tertio, que je lui adresse le texte et qu’il valide ou non. Cela réclamait plus de boulot que de tenir un micro…
Je me suis attelé à la tâche et des semaines plus tard il a validé. Il en était même très content, je crois. Je craignais qu’il chipote sur la moindre virgule, que le texte fasse cent allers-retours, qu’il se montre scientifiquement sourcilleux. Mais non. Au contraire. Du premier coup. Maurice Allais m’a appelé, ravi, enchanté, jamais on a respecté ainsi ses idées, etc. Il va envoyer le fichier à tous ses amis. Il m’a donné son quitus pour une publication. Mais où ? C’est ainsi que le seul entretien avec le seul prix Nobel d’économie français a terminé dans Fakir : voilà qui en dit long sur la censure dans le débat économique. Le libre-échange est élevé au rang de dogme, intouchable. Un symbole de la fermeture idéologique de médias qui, bien sûr, ne font pas d’idéologie…
Les propos cités dans l’entretien sont donc, pour l ’essentiel, extraits de deux livres :
La Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance (éd. Clément Juglar, 2007). L’Europe en crise. Que faire ? (éd. Clément Juglar, 2005).
(1) Précisons toutefois que la dernière intervention de Maurice Allais a bien été publiée dans Marianne (version papier) et non dans Fakir.
Source(s) : Blogapares.com via Les-crises.fr
Informations complémentaires :