À la fois maître et esclave, la logique du capitalisme continue de s'imposer avec la précarisation pour tous...
Il n'y a pas que les taxis dans la vie ! À des degrés divers, des centaines de milliers d'actifs participent à une forme d'économie ubérisée. Certains le vivent comme une opportunité professionnelle, d'autres comme un véritable asservissement. Cinq portraits pour illustrer les ambiguïtés de l'économie collaborative, les dessous de l'ubérisation, la secousse que subit le salariat.
Margot loue son appartement pour écrire, Jérôme se bat pour son métier de livreur à vélo, Medhi s'épuise chez Uber, William tente une nouvelle vie et Dominique joue à saute-CDI. Tous utilisent les plateformes d'intermédiation en ligne pour vivre, compléter leurs revenus ou s'assurer d'avoir un coup d'avance, pression du chômage oblige. Ils sont le plus souvent autoentrepreneur par obligation, un statut qui pourrait être encore assoupli dans la future loi El Khomri, et qui concerne environ un million d'actifs.
JÉRÔME PIMOT, COMBATTANT À VÉLO
Ambition, livreur
Jérôme Pimot est un grand gaillard musclé. Normal, il roule 50 à 60 km par jour à vélo dans Paris, à 46 ans. La livraison à vélo, il y croit dur comme fer, mais « pas à n’importe quel prix ». Loin de la campagne de communication ultra positive qui entoure le secteur, sur le mode « les hipsters parlent aux hipsters », Jérôme Pimot attaque aux prud’hommes son ancien « employeur », l’une des nombreuses plateformes ayant fleuri sur le marché de la livraison à domicile. Tok Tok Tok, Take eat easy, Deliveroo, Stuart, toutes des start-up aux promesses plus suaves les unes que les autres : elles font travailler des livreurs toujours « souriants », qui forment une « communauté », devenus « leurs propres patrons », apportant aux citadins pressés un burger, un café, une aspirine ou un plateau de sushis. Ancien animateur scolaire, Jérôme Pimot monte à Paris en 2013, pour changer de vie. « Je me suis entraîné. J’ai vu que je pouvais rouler beaucoup, sans trop fatiguer. À la chambre de commerce et d'industrie, on m’a parlé de ce nouvel Uber de la restauration. Le principe est simple, ils te donnent un téléphone avec une application, et te bipent. Le client est débité en ligne. Tu vas au resto, tu payes, et tu livres. »
Comme du black
Dès le début, Jérôme Pimot flaire l'arnaque. Le livreur devient micro-entrepreneur et signe un contrat commercial avec une première société en juillet 2014. « Pour moi, il s’agit d’un lien de subordination grossier. Contractuellement, on doit être équipé avec des casquettes, des sacs à dos, des vêtements de la marque. Il y a une exclusivité sous peine de poursuites. On signe le contrat en une heure, sans avoir de copie. » Il travaille 50, 60 heures par semaine, pour des courses payées arbitrairement entre 6 et 15 euros, sur lesquelles la société prend un quart de commissions. Il gagne « moins qu’un Smic » après avoir déclaré son chiffre d’affaires au RSI (régime social des indépendants) et payé ses charges sociales. Mais assure qu’on peut faire beaucoup d’argent, vite et sans aucune qualification : « La plupart des jeunes ne savent même pas qu’ils ont droit à quelque chose, ils ont le sentiment de bosser au black. Tu reçois une feuille, t’es payé à la semaine. » Prime opaque attribuée chaque mois, mise en concurrence des livreurs entre eux, interdiction de se rendre dans les locaux de l’entreprise, qui compte près de 200 livreurs micro-entrepreneurs et seulement une dizaine de salariés. « Ils disent toujours qu’on travaille avec eux, jamais pour eux. »
L’accident
L’achat du vélo, c’est pour le livreur, les réparations aussi. Quand le corps casse, l’argent se tarit. « Faire reposer sur une micro-entreprise un métier aussi dangereux, c’est une folie. Si tu es étudiant, que tu vis chez tes parents dans le 5e sous 4 mètres de plafond, et qu’ils payent ta mutuelle, pourquoi pas ? Mais pour les autres, les jeunes de quartier en scooter, les pères de famille, c’est une catastrophe. Je me suis cassé le poignet, j’ai été arrêté deux mois. Si tu tombes avant d’avoir un an de RSI, à supposer que tu as cotisé, tu n’as que tes yeux pour pleurer. » Selon Jérôme Pimot, la plupart de ses collègues ont eu des accidents, plus ou moins graves. Certains, en scooter, livrent sous la pluie des armoires de toilette ou des « tancarville » sur la selle arrière. Le livreur se souvient, lui, de la quinzaine de bouteilles d’eau livrées à vélo pour une prime de 10 euros. Le danger a d’ailleurs motivé plusieurs livreurs à s’engager dans la même procédure aux prud’hommes pour requalification. Sept ont finalement choisi la conciliation, obtenant entre 1 500 et 3 000 euros.
The place to be
« Ils vendent du rêve ces gens-là. C’est rentable que parce qu’ils flirtent avec l’illégalité. S'ils nous embauchent, c’est la mort. » Même si la livraison à vélo s’est quand même un peu normalisée ces derniers mois. Certaines sociétés payent un fixe par heure, ont établi un plafond du nombre de courses ou de kilomètres possibles par livreur, régulent les charges. Sans renoncer à faire de l’autoentrepreneuriat le point névralgique de leur business model. Et ça marche : près de 70 millions d’euros levés pour Deliveroo, 10 millions pour Take eat easy, 1,5 million pour Tok Tok Tok… Sans être forcément rentable, la livraison « légère » via une application attire les business angels comme des mouches. « C’est aussi un test pour savoir si la nouvelle génération est prête à bosser à l’américaine, être payée sans cotisations sociales, en gros, glisse Jérôme Pimot. S’ils investissent là-dedans et que les gens jouent le jeu, l’État va devoir accepter la situation. Quand il y aura des milliers de jeunes livreurs dans la rue, ça va être difficile de faire marche arrière. » Après avoir navigué de start-up en start-up, l'homme a fini par rejoindre une vraie entreprise de coursiers, où la majorité des livreurs sont salariés et formés. Encore micro-entrepreneur, il espère passer rapidement un CDI. « Il ne faut pas casser le truc. On est dans le vélo, c’est l’avenir, surtout dans une ville comme Paris. Peut-être faudrait-il subventionner ces activités en attendant d’atteindre une masse critique, pour avoir accéder au salariat ? C’est pour ça que je me bats. » Son audience aux prud’hommes est prévue pour le mois de mai.
WILLIAM DRESSE, MON VOISIN BRICOLE
À marche forcée
William Dresse est rentré dans l’ubérisation à « marche forcée ». À la suite d’un divorce, le cinquantenaire doit remonter en région parisienne, sans aucun moyen de subsistance. Il pense depuis longtemps à monter une petite entreprise de réparation en tout genre. « C’est là où les plateformes ont été importantes. Elles m’ont permis de me mettre en relation avec des particuliers, qui peuvent avoir besoin de mes services. » William Dresse est inscrit sur plusieurs plateformes, dont Sefaireaider, plateforme de « jobbing » qui propose de « trouver le pro dont vous avez besoin ». Il officie également sur Needelp, « le premier site d’entraide entre voisins », qui abrite une flopée de micro-entrepreneurs pas du tout voisins, « des milliers de jobbers fiables jusqu’à trois fois moins chers qu’une entreprise », lit-on sur le site de la plateforme, qui prend 15 % de commissions sur chaque opération. « Je paye tout moi-même, mon matériel, mes déplacements. Ensuite c’est mes bras et mon temps. Mais je préfère ça plutôt que de vivre des aides sociales. »
Espace à prendre
Montage de meuble, coup de peinture, pose d’un évier ou encore création de bibliothèque sur mesure, William « fait de tout », c’est même le titre de sa page Facebook. « On peut considérer ça comme une forme de travail au noir, mais le positionnement de l’État n’est pas clair. Moi, j’ai monté ma micro-entreprise. Sans ça j’aurais vécu de quoi ? Ces plateformes permettent à des gens comme moi de sortir la tête de l’eau. » William Dresse ne paye pour l’instant pas d’impôts et espère que son entreprise passera le cap de la première année, souvent douloureux. Mais il sait qu’il y a un espace à prendre. Les artisans ne se déplacent pas pour ce genre de petits travaux, et ils sont trop chers alors que le pouvoir d’achat des Français ne cesse de diminuer. « Après, faut pas se leurrer, moi j’ai pas de garantie décennale, et si ça me dépasse, je le dis aussi. Mais dans ma vie passée, j’ai rénové quatre maisons, donc je sais faire un paquet de trucs. »
La vie en caravane
William Dresse habite dans une caravane en banlieue parisienne, vit, « mais chichement ». Il se donne, « pour ses enfants », dont les photos squattent son réseau social. « L’assurance, la mutuelle, c’est moi qui les paye. Alors je fais super attention. » Après des années passées à travailler dans le social, William Dresse n’est pas tout à fait dupe quant au discours des plateformes. « Les gens aux manettes sont aussi là pour que leur entreprise marche, mais je les crois assez sincères alors je joue le jeu. Si les jobbers piratent eux-mêmes le système, ça ne va pas marcher. » Le bricoleur sait que le temps est compté, même si pour le moment l’État et la corporation des artisans ferment les yeux. « Moi, je ne suis pas pour tout casser, simplement m’insérer dans une économie vivante, réactive. Mon rêve, ce n’est absolument pas de capitaliser et faire fortune, mais vivre de mon travail, de mes mains. Et ce système-là me le permet. »
DOMINIQUE LACAN PENSE AU MONDE D'APRÈS
Guide conférencier, sur Internet
Dominique Lacan semble être un homme fort occupé. En CDI dans le domaine de l’informatique, ce passionné d’histoire de Paris gère un site, critique et vend des livres sur Amazon et trouve encore le temps de guider les touristes dans la capitale, sur ses week-ends, ses congés, ses RTT. « Je ne gagne pas assez en CDI. Et puis je ne crois pas, vu le rythme auquel la société bouge, qu’on puisse se permettre d’être dans une forme d’exclusivité sur le plan professionnel, il faut prévoir. »
Ubérisé et heureux de l'être
Le micro-entrepreneur propose donc ses services sur des sites comme Cariboo ou Guidelikeyou. Ils prennent une commission de 20 %, le mettent en relation avec un ou des touristes, charge à lui ensuite d’assurer le service. L’affaire, si l’on se déclare comme micro-entrepreneur, n’est pas très rémunératrice, et attire surtout des étudiants. « C’est un revenu d’appoint, ma motivation est dans le sujet. J’y trouve un intérêt supérieur dans mon travail, une forme d’autonomie. Dans les entreprises, on n’a ni les budgets ni la maîtrise de son activité. Alors que là, oui. » Pas d’inquiétude en termes de protection sociale, les mutuelles et assurances se bousculent pour proposer leurs services, selon Dominique Lacan. Mais « le CDI, c’est quand même ce qu’il y a de mieux ». « Autoentrepreneur, c’est un dispositif qui vient se greffer sur un état social dégradé. En d’autres temps, ça n’aurait pas marché. »
Entre utopie et gros business
Dominique Lacan ne s’en cache pas, il aime penser l’ubérisation du monde, mais refuse les confusions : « C’est de la gestion de plateformes, pas un service gratuit. On assimile souvent ça à des sites web mais cela nécessite beaucoup plus de ressources, des moyens techniques, du travail informatique, de la sécurisation en ligne, et donc de faire rentrer de l’argent. Sans business plan, on court à la catastrophe. » Loin du sympathique vide-grenier collaboratif sur Internet… Et à la fin, il risque de n’en rester plus qu’un : « Pour les plateformes de guides conférenciers, le but n’est pas d’être rentable, mais de lever des fonds, d’attendre l’évolution du marché, d’attendre les lois. La plupart veulent vendre leur base de données et leur savoir-faire au plus gros. » Dans l'intervalle, l’historien glisse « plusieurs fers au feu ».
MARGOT ÉCRIT, GRÂCE À PÔLE EMPLOI ET AIRBNB
Le pactole
Margot, journaliste free-lance, « précaire quoi », décide un jour de s’arrêter de courir après les rédactions. Elle va écrire un livre. Mais au chômage, les temps sont durs, surtout quand on vit seule à Paris dans un appartement loué 900 euros par mois. La jeune femme décide alors de se trouver un revenu de complément. Cent euros la nuitée pour 23 m2, l’argent rentre vite. « Pendant presque quatre mois, j’ai utilisé Airbnb presque à temps plein. Ça a bien fonctionné. C’était plus que de l’argent de poche, j’ai gagné en moyenne 900 euros par mois, de quoi payer mon loyer entièrement. » Pour se loger, elle squatte chez son petit ami, sa sœur, part en week-end loin à l’étranger, à l’affût de solutions pas trop chères… sur Airbnb.
Un vrai « boulot »
Si l’affaire est rentable, Margot concède avoir beaucoup « travaillé ». « Faire le ménage, changer les draps, accueillir les gens, c’est un vrai boulot, et ça prend beaucoup de temps. Certains touristes sont restés trois semaines, d’autres deux jours, une semaine. Donc il fallait être là pour suivre les arrivées et les départs, parfois au milieu de la nuit. » Margot le confesse, elle a toujours hésité entre le journalisme et l’hôtellerie. « Ils venaient chez moi, payaient, donc je devais faire des efforts pour que tout soit nickel. Je prenais soin de mes hôtes, en accumulant les petites attentions, les conseils de restos, les coups de main… »
Arrêter, pour travailler
Au bout de quatre mois, Margot décide de rentrer dans ses pénates, pour se mettre sérieusement à l’ouvrage. « J’ai décidé d’arrêter pour pouvoir retravailler correctement. Faire mon métier. Tout le temps à droite à gauche, ça devenait impossible. » Locataire, stressée que « quelque chose n’arrive », Margot sait aussi que passé un certain montant, le couperet des impôts peut tomber. « Mais si je suis en galère, c'est sûr, je le referai. »
ANCIEN TAXI, PERDU D'UBER
La désillusion
Qu’il regrette, Mehdi (prénom d’emprunt), d’avoir voulu « se libérer de sa licence » ! Ancien taxi, travaillant dans une grande ville de province, Mehdi décide de passer, avec certains de ses collègues, du côté des VTC et s’inscrit chez Uber. « Nous pensions tous que c'était une véritable opportunité, un peu comme l'arrivée de Moïse qui viendrait délivrer les esclaves d'Égypte. » À l’usage, la célèbre plateforme a vite fait de doucher les espoirs. Trop de chauffeurs sur le marché, toutes les charges d’un travailleur indépendant, sans avoir la main sur le prix des courses, Mehdi s'écroule. « Moi je fais entre 1 500 et 2 500 euros de chiffres d’affaires en moyenne par mois. La voiture en leasing auprès des banques, tu peux enlever 150 euros par mois. Les charges sociales, c’est 900 à 1 200 euros par mois. Au final, c’est intenable. »
Travailler beaucoup, pour trop peu
Mehdi attend que les courses arrivent, parfois dix heures durant. « Ce n’est pas du temps de travail, mais c’est quand même du temps que tu ne passes pas avec ta femme et tes enfants. Avant Uber on faisait aussi des grosses journées mais au moins c’était rentable. Aujourd'hui, je suis dans le doute chaque mois. » Le chauffeur, comme la plupart de ses collègues, sous-déclare son chiffre d’affaires auprès du RSI, pour ne pas « être dans le rouge ». « Malheureusement on est obligé de sous-déclarer. Ça nous pousse à nous mettre hors la loi, c’est clair. Si on gagne le Smic, et qu’il faut retrancher la moitié, à quoi bon ? »
L’animosité grandit
Délaissant peu à peu Uber, Mehdi travaille aussi comme chauffeur en sous-traitance pour des sociétés de transports de personnes, sans réussir à remonter la pente. Il n’envisage pas de redevenir taxi, l’animosité entre les deux professions est trop forte. « Je comprends leur position. On a dépouillé les taxis, un peu archaïques, pour donner la manne aux VTC. Bien sûr, ça a créé de l’emploi, mais est-ce que ces mecs-là arrivent à en vivre ? » Sa femme est en CDI, grâce à elle le couple peut se loger. Mais pour acheter, faire des projets, c’est niet. Enlisé dans ses dettes, Mehdi estime qu’il y a seulement deux gagnants dans cette histoire : l’État, « qui augmente les cotisants au RSI », et les grands groupes, qui « ont gagné des travailleurs à bas coût ».
Source(s) : Mediapart.fr via Democratie-reelle-nimes Sur la piste de notre contributeur anonyme ; )
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