Notes sur la dissolution de la légitimité

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Comme d'habitude un très, très bon billet de De Defensa, il est long, mais ne passez pas à côté, ça serait dommage...

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l'Aigle présent sur le grand sceau des États-Unis d'Amérique.

4 mars 2015 – Rien ne caractérise mieux que ce sujet ce que nous nommons infrastructure crisique du monde, concept valant purement et simplement comme remplaçant du concept des relations internationales, ou “relations internationales” devenues “infrastructure crisique”. Le domaine essentiel où se marque cette nouvelle situation, c’est l’attaque contre la légitimité du pouvoir politique (et de toute forme de pouvoir soumis à la légitimité en général), ou plus courtement dit “la légitimité” elle-même prise comme principe et caractérisant essentiellement le pouvoir. L’outil employé par l’infrastructure crisique pour cette attaque fondamentale contre un principe essentiel de la société en général, et de la civilisation où nous vivons plus précisément, – plus que jamais “contre-civilisation” de ce fait en plus de beaucoup d’autres, – c’est le système de la communication. L’action du système de la communication fait que cette “attaque fondamentale” contre le pouvoir politique et sa légitimité se traduit non par un effondrement brutal, un renversement révolutionnaire, etc., mais par une dissolution de la légitimité du pouvoir politique.

Tous les pouvoirs sont affectés par ce phénomène, y compris ceux qui paraissent les plus légitimes justement par leur politique principielle mais qui semblent résister le mieux grâce à leur posture antiSystème (on pense à la Russie), comme ceux qui sont les mieux structurés par un imbroglio institutionnel et bureaucratique (on pense à l’UE et surtout aux USA/Washington). C’est dire si notre propos n’est pas au départ du type “partisan” (il le devient dans sa conclusion) mais bien de type systémique. Le résultat est un désordre interne, rampant, à la façon des termites, au cœur intérieur de toutes les structures et notamment, selon notre propos, les structures du pouvoir politique ; mais un désordre qui, lui aussi dans ce cas du pouvoir politique, peut et doit se transformer en hyperdésordre.

Nous passons en revue dans ces Notes d’analyse la situation de quelques structures de pouvoir, de quelques pouvoirs, au travers de leurs avatars ou de leurs ambitions affichées, tout cela, – avatars et ambitions, – étant apprécié du seul point de vue qui compte, qui est celui de la communication. Il est évidemment inévitable, selon la ligne d’analyse que nous avons suivi ces derniers jours, que le premier exemple qui vienne sous notre plume soit celui de la Russie après l’assassinat de Nemtsov.

A propos de la légitimité de Poutine

Bien entendu, pour mener cette première démarche (et les autres, certes), nous ne ferons pas appel à l’une ou l’autre référence de la presse-Système en tant que telle. Cela paraît tout à fait inutile tant ce domaine du bloc BAO se perd de plus en plus dans la futilité de l’agressivité compulsive... L’une ou l’autre plume leur règle leur compte en quelques lignes, comme celle de Irina de Chikoff, par exemple, dans Le Figaro du 2 mars 2015, dans ce texte intitulé «...[P]ourquoi nous ne comprenons rien à la Russie» (avec l’ironie de l’exception qui confirme la règle que ce texte superbe est extrait, justement, de la presse-Système...) :

«Faut-il en rire ou en pleurer ? Après l'assassinat à Moscou de Boris Nemtsov dont presque personne ne connaissait le nom, les titres les plus racoleurs ont fleuri dans la presse : “Poutine m’a tuer”, “Je suis Nemtsov”... [...] Pauvres médias occidentaux ! Ils ont avec la Russie bien du mal à faire prendre la bouture. C'est que la Russie est une terre dure ! Glacée ! Impitoyable aux siens. Et dans la toundra, dans la taïga, quand vous marchez, ca fait : crac ! crac ! Parce que ce sont des millions d'ossements que vos bottes piétinent !

«Faut-il en rire ou en pleurer ? “Poutine m'a tuer”, “Je suis Nemstov”. Toute la futilité des médias occidentaux, leur inculture, leur mépris même pour l'histoire tragique d'un pays, sont résumés par ces “Unes” dérisoires...»

Ce qui pourrait paraître à première vue de la dérision ou de la futilité se trouve également dans l’usage qui est fait de cette mort (Nemtsov), pour mettre en question, non pas la “stature morale” de Poutine (les habituelles poubelles d’invectives de la presse-Système et des talk-shows parisiens), mais bien sa maîtrise de la situation, son pouvoir lui-même, – bref, et cela dit hors des sarcasmes autour de la presse-Système, sa légitimité. Cet “usage” se résume dans le fait que l’assassinat de Nemtsov a aussitôt été considéré comme une cause d’une soudaine déstabilisation de la position de Poutine, avec souvent une nuance de regret, y compris de commentateurs-Système, comme si l’on en venait à reprocher à Poutine de n’avoir pas les vertus des vices terribles et épouvantables qu’on lui prête pour mieux lui reprocher de les avoir : puisque dictateur de fer il y a, il doit pouvoir tenir d’une main de fer la situation de son pays... (Ce qui en dit long et devrait être un argument suffisant pour faire s’interroger les hordes antipoutiniennes, sur la validité des vices terribles et épouvantables qu’elles dénoncent avec la fureur qu’on sait ; mais les hordes ne sont pas là pour s’interroger...)

C’était une idée de cet ordre que nous évoquions en citant (le 2 mars 2015) Michael Pelley, de The Independent (encore la presse-Système ! Décidément, l’exception ne cesse de confirmer la règle...) : «The shocking murder of Boris Nemtsov late on Friday illustrates, once more, how worrying Russia has become. Whatever the unpredictability of events on its borders, we are inclined to assume that the autocratic Putin regime enjoys a degree of domestic stability at least. Yet somebody felt the need to send a brutal signal to his leading critics, two days before a major anti-Putin rally...»

L’idée est donc venue à nombre d’autres commentateurs. Parmi les plus sérieux, nous citons Justin Raimondo, de Antiwar.com le 2 mars 2015 (reprise par Russia Insider, le même 2 mars 2015) : «Boris Nemtsov, a reformer who rose to prominence in the chaos of post-Soviet Russia, made a lot of enemies along the way. That he met his end on a bridge a stone’s throw from the Kremlin, murdered in cold blood by a hit man, shocked the country and the world only because everyone thought the days when Russia resembled the Wild West were over. Vladimir Putin, we all thought, had ushered in an era of stability if not justice. Yet even Putin’s enemies, with some alarm, are now throwing doubt on the West’s conventional wisdom. Speaking of the murder, Irina Khakamada, who co-founded with Nemtsov the opposition Solidarity Party, while blaming “the climate of intimidation,” also warned that “the murder could herald a dangerous destabilization,” according to Talking Points Memo. “It’s a provocation that is clearly not in Putin’s interests, it’s aimed at rocking the situation.”

«This, ironically, is the same line being taken by the Russian authorities, who listed a series of motives for the crime, number one being that the murder was a “provocation” designed to destabilize the Russian state and that Nemtsov was a “sacrificial victim for those who do not shun any method for achieving their political goals.”»

Nous avions nous-mêmes développé cette idée (également le 2 mars 2015) en la poussant jusqu’au paradoxe et en la mettant sous l’inspiration historique, très forte chez les Russes, du terrible Smutnoye Vremya du début du XVIIe siècle... «Dirait-on en poussant un peu l’ironie que les opposants-libéraux seraient secrètement et inconsciemment des partisans de Poutine parce que la direction de l’actuel président leur assure à la fois une certaine possibilité d’évoluer comme opposant, avec la possibilité de se plaindre de ne pas pouvoir assez évoluer, tout en étant déchargé par la maîtrise des choses de Poutine de se voir lancé dans l’aventure d’une déstabilisation de la Russie ? Peut-être ... Il n’empêche que, pour le cas présent, ils ont réalisé justement ce que signifierait pour eux une déstabilisation de la Russie, la responsabilité sinon la culpabilité qui leur incomberaient, devant une situation presque mythique qui reste un objet d’effroi dans la mémoire russe, fixé sur une période fameuse. (Cette référence mythique et terrible, le “Temps des troubles” du début du XVIIe siècle, ou Smutnoye Vremya [voir le 10 juillet 2013].)»

Effectivement, cette idée d’une réduction ou d’une fragilisation du pouvoir de Poutine, – par délégitimation ou déstabilisation, c’est selon, – s’est largement développée dans le processus qui désormais prime dans le jugement politique, c’est-à-dire la communication. L’assassinat de Nemtsov a donc alimenté une autre thèse qui fait la part moins belle au spectre du Smutnoye Vremya au profit des forces politiques qui se développent à l’occasion de la crise ukrainienne et de certaines critiques adressées à Poutine pour son manque de réaction ferme. Le même Raimondo en est un adepte :

«Yet the mythology built up around Nemtsov and his death will certainly eclipse the truth, at least here in the West – where “narrative” trumps truth in every instance. His martyrdom will be used by the new cold warriors to whip up anti-Russian hysteria, relations with Moscow will turn even colder, and Ukraine will continue to be the site of a proxy war between Washington and the Kremlin. This new anti-Russian crusade is, indeed, the most dangerous recent development in the War Party’s strategic vision, for it unites both left and right in a campaign to extend US/EU hegemony from the Azores to the Urals.

«Putin is no angel, but if you want to see devils just look at his probable successors – no, not the Putinists, none of whom have the stature to measure up to the original, but the outright fascists and ultra-nationalists who will take full advantage of Washington’s open hostility. Add to this the fact that Russia, while nowhere near the power it once was, yet retains its nuclear arsenal, and you have all the makings of a global calamity in progress.»

Comment liquider Poutine, méthode BHO

Du coup, raisonnant comme si la situation actuelle pouvait se réduire à un jeu à deux, sans interférences notables de forces diverses et incontrôlables, comme si la prétendue faiblesse de l’un soudain survenue sur la scène de la communication paraît l’autre d’une puissance absolument extraordinaire, on en vient à effectivement débusquer dans le chef des USA, de Washington et de son président qui est, vous savez, “l’homme le plus puissant du monde”, des projets extraordinaires d’élimination vite fait du diabolique Poutine qui semblait, une semaine plus tôt, mener le reste du monde par le bout du nez. Mais l’on change d’analyse comme on change de chemise par temps de canicule, ces temps-ci qui sont ceux de la communication. Le site WSWS.org, qui nous a habitué à se montrer sérieux comme un pape (trotskiste) dans ses analyses, verse dans cette fièvre lorsqu’il considère la cause de l’assassinat de Boris Nemtsov, le 3 mars 2015.

C’est moins la réponse à cette question, qui est d’ailleurs assez imprécise, qui nous intéresse dans ce texte, que ce passage, où il est annoncé comme évident que l’administration Obama travaille avec méthode et l’assurance d’un drone en mission au Yemen à la liquidation assez rapide de Poutine. Curieusement, des militaires et des gens des services de renseignement russes y seraient les exécutants, pour déboucher sur l’installation à Moscou d’un gouvernement libéral-occidentaliste aux ordres de Washington. C’est une sorte d’inversion relevant d’une technique qui serait celle du complet contre-emploi. On verrait plutôt ces militaires et ces agents des services favoriser l’hypothèse ultra-nationaliste/fasciste (Raimondo), sans compter, pour aller au bout de l’analyse critique, la réputation de Poutine d’avoir comme point fort de son pouvoir son emprise sur les forces de sécurité. (La référence faite à Kasparov comme l’une des sources inspiratrices de cette thèse ne nous paraît pas irrésistible.) Mais non et quoi qu’il est soit, “It is all but obvious...

«It is all but obvious that the Obama administration is hoping a faction will emerge within the Russian elite, backed by elements in the military and secret police, capable of staging a “palace coup” and getting rid of Putin. The personal fate of the Russian president—whether he goes the way of Serbia’s Milosevic, Romania’s Ceausescu, Iraq’s Hussein or Libya’s Gaddafi—is to be decided by the circumstances of his ouster. In any event, Putin would then be replaced with a representative of a section of the oligarchy—a Russian version of the billionaire Ukrainian president, Petro Poroshenko—who is prepared to follow the US line without equivocation. The US media, of course, would hail such a development as a “democratic revolution.”

»The United States is not seeking to trigger a widespread popular revolt. That is the very last thing it wants. The administration’s actions are directed entirely at convincing a section of the oligarchy and emerging capitalist class that their business interests and personal wealth depend upon US support. That is why the Obama administration has used economic sanctions targeting individuals as a means of exerting pressure on the oligarchs as well as broader sections of the entrepreneurial elite.

»Significantly, Garry Kasparov—the émigré Russian neo-con who speaks for the most right-wing and aggressively anti-Putin forces in the US foreign policy establishment—wrote an opinion piece appearing in Monday’s Wall Street Journal which makes clear that the US is in close contact with the elites, discussing with them such issues as the overthrow of Putin. He calls on Western leaders to respond to Nemtsov’s killing by treating the Kremlin as a “criminal rogue regime.” He calls for the breaking off of negotiations between Russia and the West over the situation in eastern Ukraine and the immediate dispatch of weapons to the right-wing regime in Kiev. Finally, Kasparov urges the US and EU to escalate pressure on the oligarchs in order to break their support for Putin. “Tell Russian oligarchs, every one of them,” he writes, “that there is no place their money will be safe in the West as long as they serve the Putin regime.”»

Comment liquider la Russie, méthode BHO

... Par ailleurs, si l’on n’accepte pas la thèse de WSWS.org, il y a d’autres possibilités/“projets extraordinaires d’élimination vite fait du diabolique Poutine”, cette fois par l’intermédiaire de la liquidation de la Russie. Les indications que nous reproduisons ci-dessous n’impliquent en rien que nous les endossions, que nous les jugeons plus crédibles que l’analyse de WSWS.org, ou complémentaires (après tout, plus on est de fous), – non, rien de tout cela. Tout jugement là-dessus nous paraît à la fois inutile, prétentieux et sans intérêt ... Nous importe essentiellement la variété d’extrêmes ambitions d’annihilation de la Russie, à quelques jours d’intervalle, qui sont prêtées à l’administration Obama, pour répondre à une stratégie de destruction de la Russie qui semblerait de longue date, de si longue date qu’elle se perdrait dans la nuit des temps.

Quoi qu’il en soit, voici ce qu’écrivait le German Economic News, traduction anglaise du coupable, annonçant une vague de sanctions US destinées à anéantir la Russie. (Sur le Washington’s blog, le 23 février 2015, traduction de Eric Zuesse.)

«The Americans hope that the next step will have “devastating” impact on the Russian economy. Thus, there could be a wave of bankruptcies among Russian companies, because many companies risk bankruptcy if loans due in dollars during the coming year cannot be rolled over. [Bankruptcy would be expected because the value of the ruble has plunged and many more of them will thus be needed in order to pay the balance due.]

»To achieve this goal and take advantage of the plunged ruble, the US government intends to resort to a technical trick to shorten the duration of existing loans and credits, which Russian banks, energy companies and arms companies have in European and American banks. US officials told the EU observer: “If we want, we can make sure that they are really suffering. The inability to raise new capital hurts most — there is no alternative to US and European financial markets.” [Thus, there will be bankruptcy.]

»Another US contact said in Brussels, that the exclusion of Russia from the SWIFT payments system [the ability to transact business electronically instead of via paper records] would again be discussed and again reinforced. The Americans had tried this step, which is particularly feared by the Russians, a few months ago, by direct pressure, but failed because the independent SWIFT organization refused to obey Washington. However, when America succeeds on this, the cash flow to Russian companies will be suppressed. Russia is therefore rushing to install an alternative to the SWIFT system, hoping to reduce the impact on the Russian domestic payments when America pulls the plug and disconnects Russia from SWIFT.

»The American rating agencies have already strengthened sanctions by classifying Russian government bonds as junk. This downgrade means that some large US pension funds are legally obliged to withdraw from their Russian government bonds. [That forces the ruble’s value down even further.]»

Les errements pré-ukrainiens de Washington

Après avoir exposé ces traits divers de la puissance US, de sa capacité stratégique à lancer des entreprises déstructurantes à long terme, nous poursuivons, d’une façon indirecte mais qui n’est pas sans intérêt pour notre propos, par une citation de l’excellent universitaire Anatol Lieven, de la University School of Foreign Service de Georgetown, extraite d’une interview sur RT, le 19 février 2015. Lieven parle des événements qui ont précédé et suscité le putsch du 21-22 février 2014 à Kiev, et notamment du rôle qu’y ont tenu les gens du bloc BAO, et notamment des USA, – et, par conséquent, du rôle qu’aurait dû tenir la stratégie US de longue date de “destruction de la Russie”.

Russia Today : «L’année dernière, les gouvernements occidentaux affirmaient qu’ils pourraient apporter la paix et la prospérité à l’Ukraine. Est-ce que les dirigeants ukrainiens et leurs partisans étrangers ont prévu les désordres et la guerre qui suivirent les démonstrations populaires dans le pays il y a un an ?»

Anatol Lieven : «Non, je ne pense pas qu’ils avaient prévu cela. Il est clair que le gouvernement Us a cherché à provoquer la chute d Ianoukovitch mais je ne pense pas qu’il ait prévu ce qui s’ensuivrait. On pourrait dire qu’ils auraient dû le prévoir, mais c’est un autre sujet. Une des choses les plus stupéfiantes est que tant de soi-disant experts occidentaux se soient montrés si inconscients et irresponsables dans cette affaire.»

Russia Today : «Quel furent à votre avis les plans initiaux et les espoirs pour l’Ukraine ?»

Anatol Lieven : «Le fait est que des gens très différents avaient des plans très différents. Je pense que les Américains n’étaient pas vraiment impliqués quand tout a commencé. C’était une affaire lancée par l’UE, par-dessus tout par la Pologne et pour une partie aussi par des politiciens connectés à l’UE comme Carl Bild, qui poussèrent l’idée de cet accord de coopération avec l’Europe dans le but de bloquer une possible adhésion de l’Ukraine à l’Union eurasienne. C’était une initiative nouvelle. Les USA, pour l’essentiel, montèrent à bord plus tard, alors que la crise se développait. A ce moment, alors que la crise se développait, les USA, ou dans tous les cas les diplomates US qui occupaient le terrain, comme Victoria Nuland, sortirent leur vieille recette de promotion de ce qu’ils estiment être la liberté, pour faire la promotion d’un régime antirusse en Ukraine. Par la suite, il est apparu que le but devenait clairement de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN.»

“La réalité n’est pas un facteur important”

Pourquoi citer cet extrait de l’interview de Lieven, universitaire de grand format ? Parce que, eu égard à la qualité incontestable de l’interviewé, il confirme bien ce que nous-même percevons de l’historique de cette énorme crise, et que cet historique montre des circonstances bien incertaines, et notamment pour notre propos les USA sans aucune stratégie, sans dessein, complètement indifférents et absents au début de la chose, dans une magouille montée par des seconds couteaux ... Bref, la souris Nuland accouchant d’une monstrueuse montagne.

(Cela n’empêche pas qu’il a existé un activisme constant des USA, par ailleurs aisément chiffrables en dollars, selon la noble mesure des choses affectionnée par les USA – les fameux $5 milliards “investis” en Ukraine par les USA depuis 1994, selon les dires de Nuland elle-même. Mais cet activisme, qui vaut pour tous les anciens pays de l’ex-URSS comme, d’une façon plus générale, pour tous les pays du monde en un sens, est une sorte de comportement automatique, spasmodique, des USA pour lesquels la subversion et l’ingérence sont une “façon d’être”, et par conséquent une “façon d’agir”, sans stratégie, sans plans ni projets nécessaires, vis-à-vis des autres, simplement pour tenir les fers au feu.)

D’une façon plus générale, ce rappel des conditions de l’“engagement” US dans la crise ukrainienne doit nous permettre de mieux éclairer la scène washingtonienne, notamment et principalement par rapport à cette crise ukrainienne qui est et reste l’affaire centrale de la politique expansionniste à Washington. Il s’agit de reconnaître qu’à Washington, aujourd’hui, un an après cet “engagement” qui s’est fait étrangement sans aucun plan préconçu ni la moindre idée des prolongements, la situation est toujours aussi marquée par ce même aveuglement. Mais l’“étrangement” est finalement de trop par rapport aux normes de Washington ; effectivement, les conditions qu’on a décrit concernant l’engagement initial fixent la norme même de la situation qu’on trouve à Washington, qui correspond effectivement à une délégitimation du pouvoir. C’est, comme le signale Walter Boardman (interview sur RT, le 22 février 2015), l’idée selon laquelle “la réalité n’est pas un facteur important”, – notamment pour le travail du Congrès dans cette crise ukrainienne («Je ne pense pas que ce cessez-le-feu [de Minsk2] aura beaucoup d’effet sur ce que vont faire les gens au Congrès. Nous avons un Congrès républicain maintenant et il est déterminé à faire ce qui lui plaît, et la réalité n’est pas un facteur important»).

Le discours de la délégitimation

Tout cela nous conduit à un autre point d’attraction de l'infrastructure crisique qui caractérise aujourd’hui la situation du monde. Ce pouvoir washingtonien, dont on a détaillé les errements ukrainiens réduits à des incidents de tactique sinon de communication, inspirant au jour le jour un néant stratégique interprété par la communication comme une formidable affirmation de “détruire la Russie” selon un plan mûri depuis des années sinon des décennies (voir Brzezinski et son Grand Échiquier), ce pouvoir washingtonien a vécu ces trois derniers jours un épisode caractéristique de sa gloire et de sa légitimité. Ce fut donc le discours de Netanyahou au Congrès...

Ce discours ne présente aucun intérêt sur le fond, rabâchage et recyclage des mêmes antiennes, à destination de l’électeur israélien dans deux semaines. C’est dire, Obama nous fait savoir qu’il ne l’a même pas regardé (à la téloche), – geste suprême de dédain et de courroux impérial, – même s’il l’a lu tout de même, because on ne sait jamais ce que dirait l’AIPAC d’une telle désinvolture. Mais “courroux impérial”, certes, répétons-le, car l’on sait que Bibi est venu en s’invitant quasiment, sans invitation du président, sans le saluer et même en défiant les humeurs présidentielles qui fit dire à des “sources officielles” que le Premier israélien n’était pas le bienvenu à la Maison-Blanche.

Eh bien, Bibi s’en fiche, et même il s'en fout. Il est allé à Washington, a confronté ses critiques les plus inattendues, – à peu près tout le monde, y compris l’AIPAC, – aux nécessités du politically correct qui fait de tout ce qui est israélien quelque chose comme le Saint-Graal et la virginité de Marie en visite à Washington ; il a donc recueilli les standing ovations et l’enthousiasme convenus dans cette sorte de circonstances. Il a fait déplacer sa conférence devant l’AIPAC (standing ovations) à 10H00 du matin, au lieu de 16H00 pour que les télés israéliennes puissent l’avoir en direct aux heures de grande écoute, il a traité l’Iran d’Allemagne nazie du XXIe siècle, il a annoncé l’apocalypse venue de Téhéran, puis il est rentré chez lui sans autre forme de procès. Toute cette visite fut un bras d’honneur constant et conséquent à l’adresse de la Maison-Blanche, qui a jugé habile, – ah, quelle finesse, – de ne pas riposter... (Antiwar.com, le 3 mars 2015)

«Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu today gave a speech Congress that was remarkably similar to yesterday’s speech at AIPAC, complete with the attempts to liken Iran to Nazi Germany, and the demands to abandon the ongoing nuclear talks in favor of forcing Iran into a “better deal” through unspecified means. [...]

»While the speech was boycotted by a number of Congressional Democrats (58 by most counts), there was little White House response to the speech itself, while hawks all cheered Netanyahu’s statesmanship. The administration seemed to be betting that saying Obama didn’t intend to even watch Netanyahu’s speech would be sufficient, and having done that seems content to once again let an Israeli leader dictate US policy without serious response.»

... En d’autres mots, et pour bien nous comprendre : Obama est-il plus légitime, est-il plus stable (moins déstabilisé) que le Poutine post-Nemtsov ?

Le cas exemplaire d’Israël

... Par contre, nous rétorquerait-on, voilà donc la preuve que Netanyahou est tout-puissant, et Israël idem. En voilà au moins un dont la légitimité-par-la-force n’est pas dissoute ! Et pourtant, non. La capacité de nuisance de Netanyahou s’arrête à la nuisance négative, tout en gaspillant notablement l’énorme capital d’influence d’Israël à Washington (même l’AIPAC, malgré ses standing ovations, a bataillé ferme pour convaincre Netanyahou de renoncer à son projet de discours au Congrès et d’insulte à Obama).

Certains font une analyse rationnelle de cette observation ... Dans une interview (RT le 3 mars 2015), l’analyste de tendance libertarienne Ivan Eland (CATO Institute) observe que Netanyahou est incapable d’empêcher la signature d’un accord entre l’Iran et les USA : «I think he can throw a wrench into this trying to sabotage it and certainly the administration under a constitution negotiates with a foreign country so he really can’t scrap a deal. What he can do is pollute the atmosphere on Capitol Hill in getting any sort of deal through if they make it into a treaty, and even if they make it into an executive agreement there can still be a lot of opposition. There have already been complaints of excessive executive action on the part of the Obama administration. So if he made an executive agreement with Iran on the nuclear program I think there will be pressure to have some sort of Congressional approval of it.I think Netanyahu can cause trouble for the administration but he can’t nix any sort of deal that might be signed.»

Bien, – on peut discuter cette analyse, – et nous-mêmes le ferions bien volontiers, jugeant encore bien douteux qu’Obama parvienne à un accord satisfaisant avec l’Iran, simplement à cause des exigences US que l’administration a mises en avant, – à la fois par crainte des réactions israéliennes (!) et par conception exceptionnaliste et d’ingérence contre la souveraineté des autres. Non, ce n’est pas ce qui nous intéresse pour le cas Netanyahou, mais plutôt ce qu’il a obtenu avec son aventure washingtonienne, chez lui, en Israël même, dans la communauté de sécurité nationale. La chose a nom Commanders for Israel’s Security, association formée pour s’opposer à ce discours de Washington qui risque de mettre en péril les relations d’Israël avec les USA, et manifeste une “fronde des généraux” mise sur la place publique, qui n’a aucun précédent dans l’histoire d’Israël (voir MiddleEastEye.Net, le 1er mars 2015).

«In an unprecedented move, 200 veterans of the Israeli security services accused Prime Minister Benjamin Netanyahu on Sunday of being a “danger” to Israel. The new group, called Commanders for Israel’s Security, warned that Netanyahu was doing irreparable harm to the country’s relationship with Washington, just two days before he is due to address the US Congress. [...] Half a dozen former generals spoke out at a press conference in Tel Aviv on Sunday, urging Netanyahu to cancel the speech before ties with the US deteriorate even further. [...]

»[...I]t is the first time [netanyahiou] has faced a large-scale backlash from members of Israel’s security establishment – and the statement of the 200 is likely to be more damaging to Netanyahu’s popular image as a strong leader on security matters. The group comprises retired officers and those serving in the reserves, all of whom held a rank equivalent to general. Many are household names.

»Yaron Ezrahi, a politics professor at Hebrew University and expert on Israeli-US relations, said there was no precedent for what he termed a “rebellion” by so many former senior officials. “This is a very powerful and distinguished group of former commanders, who are extremely worried about where Netanyahu is taking Israel right now,” he said. “It is clear they are speaking not only for themselves but also on behalf of many active commanders who are not allowed to speak their mind but share this group’s views.”»

C’est dans cette perspective-là, d’ailleurs déjà bien nourrie de diverses révoltes de stars de la sécurité nationale israélienne (voir Dagan et quelques autres du Mossad, le 4 juin 2011, les chefs successifs du Shin Bet depuis les années 1980, le 23 mars 2013), que nous avancerions l’hypothèse de la dissolution déjà fort avancée de la légitimité du pouvoir israélien, dans la personne de son Premier ministre Netanyahou qui, à la lumière de diverses petites escroqueries contre l’argent des contribuables, sera sans doute réélu dans quelques jours... Le même Netanyahou qui a été jusqu’à dissimuler à son conseiller de sécurité nationale, parce que l’homme vient du Mossad, ses projets de discours au Congrès («In a possible sign of the increasing distrust between the Israeli prime minister and his closest security officials, Netanyahu is reported to have kept his national security adviser, Yossi Cohen, in the dark about his address to Congress. The US media reported last week that Cohen, a former senior Mossad official, had privately expressed concern to US officials about Netanyahu’s speech.»)

Bref, Netanyahou, comme chez lui par effraction à Washington, vaut-il mieux à Tel Aviv qu’Obama à Washington ? Tous ces gens valent-ils mieux que Poutine, soi-disant délégitimé après l’assassinat de Nemtsov ?

Une dissolution différentes dans ses effets

Ce tour de piste bien partiel quantitativement mais néanmoins fourni du point de vue de la qualité des acteurs montre bien combien le processus de dissolution de la légitimité est universel. On peut alors revenir à l’essentiel de notre propos, qui est justement cette dissolution de la légitimité, – celle des pouvoirs politiques d’abord, mais au-delà la “dissolution” en tant que phénomène universel touchant toutes les formes de pouvoir. Il s’agit du pouvoir en tant que tel, toutes tendances confondues, qui tend à être délégitimé par l’action du Système, dans le chef du système de la communication utilisant les crises (l'infrastructure crisique) comme autant d'outils. Cette action dissolvante nous semble avérée, elle nous semble également indiscriminée, et elle nous semble enfin répondre d’une façon désordonnée à l’équation surpuissance-autodestruction, notamment à cause de caractère de Janus du système de la communication

Dissolution certes, mais pas de la même façon dans ses effets, selon les cas considérés... Pour les Russes, la dissolution de la légitimité est plus apparente que réelle, même si cette apparence semble, pour les commentateurs pressés, tout régler dans l’instant, dans ces temps de narrative (de déterminisme-narrativiste). La cause en est que le gouvernement de la Russie est nécessairement appuyé sur une forte référence historique et spirituelle et sur des principes structurants. (On ne doit sûrement pas, en nous lisant, confondre ces “principes structurants” avec nos “valeurs”, – ou “principes moraux”, pour ceux à qui le langage importe jusqu’à le fausser : cette vertu principielle [dans le cas russe] est pour nous structurante, et le cas moral relève d’un autre débat qui n’a pas sa place dans ces Notes d’analyse...).

Pour les USA, le cas est beaucoup plus sévère parce que les USA sont quasi-entièrement construits sur les composants du Système : le système du technologisme qui est en train de sombrer et le système de la communication, qui est en pleine puissance et qui, justement, mène l’attaque dissolvante contre le principe de la légitimité du “pouvoir en tant que tel”, avec en sus son caractère de Janus qui rend ses effets si incertains. (Les USA sont construits sur le système de la communication dès leur origine, ce qui en fait à notre sens l’outil de création de ce système, – voir le 25 novembre 1999.) Le cas israélien, lui, répond aux caractères si spécifiques de ce pays, avec son mélange d’artificialité et de fondamentalisme, ses références à toutes les pratiques-Système, de la violence active à la corruption du personnel de direction, mais aussi ses contradictions internes et les réactions d’antagonisme à l’intérieur de la communauté de sécurité nationale où s’opposent des conceptions plus structurantes face à une paranoïa déchaînée...

L’on voit bien que l’effet général produit par ce processus incontestable de dissolution de la légitimité est évidemment le désordre qui nous empêche de bien fixer les situations et qui projette nos jugements et nos évaluations d’un extrême à l’autre. L’espoir qu’il faut entretenir et qui répond à l’évolution des situations est bien entendu que ce désordre, qui ne cesse de grandir, fasse surgir occasionnellement puis de façon de plus en plus systématique, des situations d’hyperdésordre dont on sait qu’il se définit comme un composant essentiel de la tendance antiSystème.

L’affrontement Système-antiSystème

Ainsi en revenons-nous, pour conclure, à la problématique essentielle Système-antiSystème. On comprend qu’elle se pose en ces termes, – la tendance antiSystème y étant incluse, au même titre que la tendance Système, – parce que le cas examiné de la dissolution délégitimante des pouvoirs est une production du système de la communication dont on a déjà signalé la tendance-Janus et, par conséquent, la production d’occurrences favorables autant au Système qu’à l’antiSystème. On pourrait dire ainsi que le processus de dissolution du principe de légitimité est manifestement une tendance catastrophique propre au Système dans son activité hostile à toutes les structures principielles. Au contraire, les effets obtenus sont largement à tendance antiSystème dans la mesure où elles affectent des autorités qui sont largement acquises au Système. On retrouve l’équation surpuissance-autodestruction...

Le cas de la Russie est certainement le plus intéressant, voire le plus fascinant, parce qu’il manifeste une tendance antiSystème à l’intérieur d’un contexte qui reste malgré tout celui du Système. Ce n’est certainement pas nouveau, et c’est même l’un des caractères les plus remarquables de la psychologie de Poutine, tel qu’on l’a souvent signalé ; et, bien entendu, cette tendance (de la Russie) et ce caractère (de Poutine) sont exacerbés dans le sens antiSystème à cause des pressions qui leur sont imposées par le Système, dans le chef du bloc BAO, et des USA particulièrement, – et, cette tendance antiSystème exacerbée qui conduirait la Russie à tenir son rôle de plus en plus affirmée dans l’affrontement Système-antiSystème... L’ironie du cas est, d’autre part, que ces pressions contre la Russie sont exercées, nullement au nom d’un grand dessein de conquête et d’hégémonie comme telle ou telle narrative nous pousserait à croire, mais justement par l’absence de dessein due à la délégitimation du pouvoir aux USA. Cette absence qui implique un aveuglement politique et stratégique complet conduit les USA à s’engager dans des aventures aussi folles que l’attaque frontale de la Russie qui est en train de s’effectuer. Rarement vit-on, non pas la surpuissance du Système accouchant de son autodestruction, mais la surpuissance et l’autodestruction si étroitement mêlées qu’elles ne feraient plus qu’un seul phénomène.

Il serait dommage, même si cela n’est pas nécessaire puisque la logique Système-antiSystème se joue des particularismes, de terminer sans quelques mots à l’intention de la France ... C’est-à-dire, cette question : où se trouve le pouvoir français dans cette grande ronde de la délégitimation ? Nous avons essayé de cerner le sujet dans deux textes complémentaires, le 18 janvier 2015 et le 13 février 2015. A cette lumière, nous dirions que la légitimité du pouvoir n’est pas en France en cours de dissolution, puisqu’il s’agit d’un pouvoir déjà-dissous, c’est-à-dire complètement inexistant en tant que tel. (D’où l’absence de la France dans cette analyse.) Cette situation s’explique par le fait que la France a nécessairement besoin, pour lui correspondre, d’un pouvoir d’une certaine hauteur, en-dessous de laquelle ce pouvoir se dissout, ou s’auto-dissout. Ainsi le pouvoir français s’est-il dissous avant même que le Système ne se charge de lui. Il reste à la France, pourrait-on dire, simplement l’essentiel pour l’instant empêché de se manifester mais qui tendrait actuellement à exercer quelques pressions pour le faire : ses réflexes historiques, son intuition haute née d’une psychologie multi-centenaire, sa tendance irrépressible à rechercher une politique principielle ; au bout d’un certain temps d’une non-politique catastrophique et dissoute, ces attributs-là commenceraient à se lasser de la catastrophe ... C’est dire que la France, si elle ressurgit d’elle-même, ne pourra le faire qu’en tant que force antiSystème. C’est dire que, finalement, elle rejoint le phénomène russe : comme lui, elle ne pourrait manifester son essence que dans une irrépressible particularité antiSystème.

 

Source : Dedefensa.org

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