« Secret des affaires », le jeu de cache-cash des lobbys (Libération)

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L'Europe est une dictature qui ne dit pas son nom... Et le produit qu'elle vend aux lobbys sous faux couvert démocratique, c'est nous, nos droits et nos acquis...

Intégrée au droit français, une directive européenne donne aux entreprises les moyens de contrer les lanceurs d’alerte et les journalistes d’investigation, menacés de procès. Ce recul de la transparence pourrait notamment empêcher des révélations sur l’évasion fiscale.

Il y a quelques mois, une manif se déroulait place de la République à Paris contre la loi sur le «secret des affaires». Un journaliste : «C’est une attaque sans précédent contre le droit d’informer.» Une syndicaliste : «Le secret devient la règle, la liberté d’expression l’exception.» Une militante d’ONG pointe «l’inversion de nos principes républicains». Une élue : «Veut-on une France sans société civile ?» Et c’est parti pour d’interminables procédures judiciaires sur fond de secret d’affaires, soutenues par toute la sphère altermondialiste et médiatique : Challenges contre Conforama, le Monde contre les marchands de prothèses, les deux médias se voyant opposer le tout nouveau texte sur ce drôle de secret.

«Secret des affaires» ? Le terme fait fantasmer, à tort ou à raison. A tort, car les véritables secrets des entreprises, qu’ils soient industriels ou financiers, sont déjà largement protégés par les brevets des inventions ou la confidentialité des transactions. Mais à raison aussi, car la Commission et le Parlement européens, ces vastes foires au lobbying du big business, en ont donné une définition des plus extensives en juin 2016, pour mieux le sanctuariser. Songez plutôt : il visera désormais «toute information peu accessible» ayant une «valeur commerciale effective ou potentielle».

Dès lors, il suffirait qu’une information soit peu connue des médias ou du grand public pour être estampillée «secrète». Un spectre on ne peut plus large où le serpent se mord la queue : définition «aussi extensive que tautologique», dénonce, parmi bien d’autres élus, le sénateur insoumis du Var, Pierre-Yves Collombat : le simple fait de dissimuler une info sensible, donc de la rendre «peu accessible», lui conférerait illico le statut de «secrète». Avec interdiction de la révéler dans la presse, sur les réseaux sociaux et autres canaux d’information citoyenne ou syndicale. Un moyen bien pratique pour empêcher la sortie de dossiers gênants pour les entreprises. Bref une machine à dissuader les lanceurs d’alerte menacés de procès.

«On commence par déclarer confidentielle une information, elle acquiert de ce fait une valeur commerciale. Il faut donc la protéger, c’est imparable !» s’indigne le sénateur LFI. Chaque entreprise à travers la planète pourra désormais s’en prévaloir - le Parlement français ayant finalement entériné, à l’issue d’un long travail de sape, ce recul sans précédent de la transparence, pourtant indispensable en démocratie.

Machine arrière

Car en quoi consisterait un secret dit des «affaires», déconnecté de tout génie inventif, si ce n’est pour dissimuler des turpitudes proverbiales du business as usual ? Emmanuel Macron, ancien banquier d’affaires chez Rothschild, est au taquet sur le sujet depuis son passage à Bercy. Anticipant la directive européenne, il entendait dès 2015 introduire le «secret des affaires» dans le droit français sous sa casquette de ministre de l’Economie. Il était carrément prévu une peine de trois ans de prison pour tout viol de secret, c’est dire si c’est grave. Il se défend à l’époque de toute mauvaise intention, tweetant frénétiquement : «L’amendement sur le secret des affaires vise uniquement à protéger nos entreprises de l’espionnage économique. Il n’est pas question de réduire en quoi que ce soit la liberté de la presse, toutes les garanties seront apportées sur ce point.»

En dépit du renfort de Richard Ferrand, alors président du groupe PS à l’Assemblée nationale (1), déjà macroniste, il devra faire machine arrière devant le tollé. Avant d’y revenir une fois élu à l’Elysée, sous couvert d’une proposition de loi déposée par un député LREM, Raphaël Gauvain, se dévouant pour porter le texte à sa place. «Cette fois est la bonne !» s’enthousiasmait-il. La garde des Sceaux, Nicole Belloubet, adoubant la manœuvre gouvernementale : «Ce n’est pas un recul des libertés publiques mais une réelle utilisation de notre système juridique.» Acceptons-en l’augure. En bonne moine-soldate, la ministre de la Justice se contentait de vouloir «lutter contre la concurrence déloyale, le pillage d’innovation».

«Outil de compétitivité»

L’espionnage économique est vieux comme le monde. Selon la légende sous l’Antiquité, les armateurs phéniciens avaient un espion dans chaque port méditerranéen, bien avant l’émergence des Etats-nations. Quelques millénaires plus tard, le commissaire français Michel Barnier, initiateur de la directive européenne, remet l’ouvrage sur le métier au motif que «la confidentialité peut être un outil de compétitivité». Avant de se faire déborder par les lobbyistes de tout poil : des boîtes américaines, comme General Electric ou DuPont, mais aussi françaises, comme Michelin ou Air Liquide, toutes unies pour défendre officiellement le secret de fabrication des «pastéis de Belém», les célèbres flans pâtissiers portugais… Plus récemment, le député insoumis François Ruffin a dénoncé le lobbying de la «Trade Secrets and Innovation Coalition», le haut patronat du very big business.

De quoi cette directive scélérate, devenue loi française, est-elle le nom ? «Ils sont complètement hors-sol, concoctent leur petite loi dans leur coin», dénonce un syndicaliste. Car quand c’est flou, il y a un loup, plus ou moins prédateur. Le texte européen, désormais français, fait mine de protéger les journalistes, syndicalistes et autres lanceurs d’alerte, mais en réduisant singulièrement le champ de leurs dénonciations potentielles : il ne s’agira plus désormais que de pointer des crimes ou délits. La directive européenne d’origine ne les protège qu’au cas ou ils révéleraient «une faute, une malversation ou une activité illicite».

La loi française circonscrit un peu plus le périmètre des révélations autorisées, comme le relèvera le Conseil constitutionnel, à la «divulgation de bonne foi d’une activité illégale, d’une faute, d’une malversation ou d’un comportement réprésensible». Rien sur la morale publique, ou du moins l’idée qu’on peut s’en faire. C’est toute l’histoire de l’évasion fiscale, une véritable industrie, à mi-chemin entre l’optimisation (réputée légale) et la fraude (délit pénal).

«Enorme jurisprudence»

A lire ces nouveaux textes de loi en vigueur, les SwissLeaks et autres Panamá Papers ne pourraient plus jamais être publiés dans les médias ou les réseaux sociaux, sauf à attendre pendant des années une décision judiciaire de condamnation ou de relaxe. Le pire étant parfois à envisager, la loi sur le «secret des affaires» va donner aux tribunaux de commerce - dont la réputation est contrastée, pour rester poli - le droit de statuer en premier ressort… Le Conseil constitutionnel aura botté en touche, laissant l’été dernier aux tribunaux ordinaires le soin de juger et/ou interpréter à l’avenir la législation sur le secret des affaires. Histoire de vérifier s’il est compatible avec l’article sur la liberté d’expression ou d’information contenu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Une «énorme jurisprudence va devoir se constituer peu à peu», nous suggère un juriste. Entre autres pataquès, la loi Sapin 2 de 2016, consacrant enfin le rôle des lanceurs d’alerte, dont la vocation consiste à dévoiler le secret des affaires, qu’elles soient pénales ou pas. Elle entendait alors protéger les dénonciateurs au nom de «l’intérêt général». C’est toute l’histoire d’Antoine Deltour, ancien employé du cabinet PWC, au Luxembourg, qui pointait des pratiques fiscalo-financières légales dans le grand-duché mais un peu moins de l’autre côté de la frontière.La seconde loi - faut-il l’appeler loi Macron ? - dit exactement l’inverse. Le Conseil constitutionnel, statuant sur la problématique du secret des affaires, préférera esquiver, renvoyant le futur et très prévisible barnum aux tribunaux civils, pénaux et européens qui ne manqueront pas d’être saisis à l’avenir. «Le diable se niche dans les détails», relève par avance l’ONG Transparency International, qui se fera un devoir de ferrailler devant les tribunaux de la planète contre ce satané secret des affaires.

Une cinquantaine d’ONG, de syndicats et de sociétés de journalistes de la presse nationale (dont Libération, qui a participé au déploiement d’une banderole devant l’Assemblée nationale, en mai 2018), ont créé un collectif intitulé #StopSecretdAffaires, et leur pétition a recueilli plus de 500.000 signatures. Collectif qui ne se trompe pas de destinataire : Emmanuel Macron en personne, même si le Président fait désormais mine de ne plus apparaître en première ligne, prudence oblige. Leur problématique tient en une phrase : «La définition des secrets des affaires est si vaste que n’importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie.» Sous couvert de parano-complotisme, il s’agirait ni plus ni moins que de «bâillonner les citoyens, que les lobbyistes dictent l’information.» Bigre.

Mais revenons au sens des mots : tout secret a vocation à être dévoilé un jour, toute affaire à être jugée plus ou moins promptement. Ses tenants ne cherchant qu’à gagner du temps.

(1) Ferrand dans le texte à l’époque : «Nous gardons la conviction que ce texte n’était attentatoire ni à la liberté de presse ni à celle des lanceurs d’alerte, mais, vu l’émotion suscitée, le groupe socialiste a jugé sage de retirer le texte.»

Renaud Lecadre

 

Source : Libération.fr via Contributeur anonyme

 

Informations complémentaires :

Crashdebug.fr : J'Accuse
Image extraite de la série «The Heavens» sur les paradis fiscaux. Photo Gabriele
Galimberti & Paolo Woods

 

 

 


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