L’impression d’un grand flottement. Devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, mardi, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a confirmé que le gouvernement veut adopter au pas de charge un dispositif d’interdiction administrative de manifestation. Mais malgré les forts risques d’atteinte aux libertés publiques, le ministre n’a pas été en mesure de préciser les détails de sa mise en œuvre. Cette mesure est la figure de proue d’une proposition de loi portée par la droite et votée en octobre dernier par le Sénat. Resté jusqu’alors dans les tiroirs, le texte a été récupéré précipitamment par un exécutif confronté depuis plusieurs semaines aux manifestations violentes du mouvement des gilets jaunes.

Assurant que ce recyclage d’un texte proposé par Les Républicains ne lui «posait aucun problème», le ministre a d’ailleurs tenté de déminer : «Ce n’est pas une loi anti-gilets jaunes, ni une loi antimanifestation mais une loi anticasseurs.» Christophe Castaner assure d’ailleurs qu’il ne s’agit pas non plus d’«une loi de circonstance mais de bon sens» et pas d’«une loi de répression mais de protection». Le ministre a toutefois reconnu que dans le texte issu du Sénat, «certaines dispositions suscitent des interrogations légitimes» et pourraient donner lieu à «des corrections, des aménagements, des encadrements» par l’Assemblée. Mais l’objectif est clairement affiché : «Nous avons besoin de porter un message fort.» Les dispositifs prévus par la droite et fortement critiqués par plusieurs associations de défense des libertés publiques résistent donc dans les grandes lignes au filtre du gouvernement.

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Sur le principe général, pas d’état d’âme pour la majorité. Mais celle-ci a tout de même l’intention de discuter de près les détails. Les députés LREM ont dû digérer le fait que le gouvernement, soucieux de ne pas laisser «le dernier mot» aux casseurs selon les mots d’Edouard Philippe, s’en remette à une proposition de loi portée par Bruno Retailleau (LR), pas, a priori, leur genre de beauté. Mais ils comprennent la volonté de gagner du temps avec un texte déjà voté au Sénat, et disent avoir entendu, lors de leurs cérémonies de vœux en circonscription, une attente en matière de retour à l’ordre. «On comprend l’objectif politique qui est de répondre à cette demande, et on le partage. Mais si l’on doit faire du droit spécial sur les manifestations, il faut qu’on le fasse finement», résume le député LREM Sacha Houlié.

«Il faut encadrer le dispositif par des garanties»

Plusieurs articles interrogent, sinon inquiètent. Le ministre, tout en admettant que «le texte, en l’état, suscite des doutes», a proposé d’«affiner» sa rédaction sans préciser les corrections qu’il souhaite apporter. C’est essentiellement l’article 2, qui prévoit cette fameuse interdiction administrative de manifester, qui se trouve au cœur des doutes. Au-delà des personnes condamnées pour violences, comment le préfet pourra-t-il déterminer qui sera frappé par une telle mesure et sur la base de quels critères ?

Une trentaine de députés LREM ont signé l’amendement de leur collègue Paula Forteza afin de supprimer cet article. Ils y voient «un risque sur le plan constitutionnel» et pointent le fait que le texte ne prévoit pas de procédure de recours. «Il faut encadrer le dispositif par des garanties : établir des critères qui peuvent être contestés par la personne et la possibilité d’un recours devant le juge administratif», plaide Coralie Dubost qui a déposé des amendements en ce sens.

La proposition de loi retient par ailleurs une définition très extensive des personnes visées par cette mesure. Peut être concernée toute personne qui appartient à un groupe ou entre en relation «de manière régulière avec des individus incitant, facilitant ou participant» à des violences ou des dégradations. Une mention que la députée LREM souhaite également préciser. Restant flou sur les amendements qu’il pourrait accepter ou lui-même déposer, au cours du débat parlementaire, Castaner se défend de vouloir «interdire à tout va, ni d’empêcher un gilet jaune de manifester» mais cible des «individus appartenant à des groupuscules», citant le chiffre de «300 personnes maximum, à l’échelle nationale». Cette estimation donnée à titre indicatif n’aura bien évidemment aucune valeur légale. Au fil des événements et des gouvernements, son champ d’application pourrait être largement étendu.

«Une loi de réaction»

Certains députés de la majorité veulent aussi s’assurer que la constitution de périmètres de sécurité, prévue par l’article 1, ne limite pas le droit de manifester, sans voir réellement la plus-value de ce dispositif. Lors du mouvement des gilets jaunes, de tels contrôles ont d’ailleurs été effectués en se fondant sur la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Mais le ministre de l’Intérieur s’est dit inquiet de cette référence et des limites juridiques de l’application d’un tel texte aux manifestations.

Peu avant, le député Didier Paris a souligné la difficulté pour la majorité de commencer à examiner le texte des sénateurs «sans avoir la réalité de la vision [du ministre], ni la portée des modifications que [celui-ci] souhaite apporter». Certains s’agacent d’ailleurs des délais extrêmement courts dont ils ont disposé pour plancher sur ce sujet délicat, les forçant à mener des auditions au pas de charge. «On a à peine eu une semaine pour travailler nos amendements, c’est ridicule», «le timing accrédite l’idée d’une loi de réaction, écrite dans l’instant», s’agacent-ils en coulisses.

En dehors du travail en commission, les tractations se multiplient, au cours de réunions, déjeuners et dîners (comme mardi soir au ministère de l’Intérieur), afin que majorité et gouvernement s’accordent sur une version du texte. Un député LREM glisse : «On met la pression sur le ministre pour qu’il nous laisse retomber sur nos pieds d’ici la discussion dans l’hémicycle», qui débutera mardi prochain.

Caméra

Pour la première fois depuis le début du mouvement des gilets jaunes, Christophe Castaner a également évoqué le cas des manifestants blessés par les forces de l'ordre. Le ministre de l'Intérieur a indiqué que 81 enquêtes étaient ouvertes, toutes sont menées par l'Inspection générale de la police nationale. S'en tenant uniquement à cette comptabilité judiciaire, Christophe Castaner a fait état de quatre personnes «frappées violemment à la vision», autrement dit ont été éborgnées. Un chiffre bien loin de la réalité selon le décompte de Libération, au moins 15 personnes ont perdu la vue d'un œil. Des tirs de lanceur de balles de défense, arme type flash-ball, sont suspectés comme la cause des blessures dans la plupart de ces cas.

Le ministre de l'Intérieur a d'ailleurs annoncé que les policiers et gendarmes équipés de cette arme devront porter une caméra fixée au niveau du buste. Cet équipement devra être «systématiquement» activé «en conditions normales» mais pas forcément «en cas d’agression» des forces de l’ordre. Une distinction qui a de grande chance de priver d'effet cette instruction.