Mediapart assigné en justice

tropico1580.jpg

Quant la réalité dépasse la fiction,

Mediapart est assigné devant le tribunal de Paris jeudi matin 24 juin, par deux fois. De façon séparée, Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre, son gestionnaire de fortune, exigent le retrait immédiat de notre site des retranscriptions écrites ou audios des enregistrements clandestins réalisés chez Mme Bettencourt. Avec nos avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, nous entendons défendre un droit légitime à l'information.

Me Georges Kiejman, pour Liliane Bettencourt, et Me Pascal Wilhelm, pour Patrice de Maistre, le gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt, nous ont fait parvenir, mardi 22 juin dans l'après-midi, des assignations en référé d'heure à heure. Elles visent la Société Editrice de Mediapart, son directeur Edwy Plenel, les journalistes Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme. Invoquant "un trouble manifestement illicite", elles demandent à la justice d'ordonner le retrait immédiat de notre site de toutes les retranscriptions des enregistrements réalisés au domicile de Mme Bettencourt et de nous interdire d'en publier d'autres à l'avenir, "sur toute publication, électronique, papier ou autre".

Sous astreinte de 10 000 euros par heure de retard et par extrait, les deux assignations exigent donc le retrait de notre site "de toute publication de tout ou partie" des enregistrements "clandestins de conversations privées et/ou confidentielles" réalisés chez Mme Bettencourt, qu'il s'agisse de leur transcription écrite ou de leur version sonore. Sous la même astreinte, elles demandent à la justice de nous "faire injonction de ne plus publier tout ou partie des enregistrements et/ou retranscriptions illicites réalisés au domicile de Mme Bettencourt, sur toute publication, électronique, papier ou autre, éditées par elle [la Société Mediapart] et/ou avec son assitance directe ou indirecte".

Les deux assignations demandent aussi la publication sur notre site d'information d'un communiqué judiciaire annonçant que Mediapart "a été condamné pour avoir publié des extraits d'enregistrements clandestins de conversations privées et confidentielles". L'assignation de Liliane Bettencourt demande, de plus, qu'il soit remis à la justice "la totalité des supports d'enregistrements clandestins réalisés au domicile de Mme Bettencourt" ainsi que le versement à Mme Bettencourt d'une somme de 50 000 euros "en réparation du grave préjudice moral qui lui a été causé". Pour sa part, Patrice de Maistre demande 20 000 euros "en réparation du préjudice moral très grave qui lui a été causé".

Ces assignations se placent sur le terrain de l'atteinte à l'intimité de la vie privée, les avocats rappelant que leurs clients ont tous deux déposé plainte, la semaine dernière, pour atteinte à la vie privée. Nos lecteurs peuvent lire en format PDF le texte intégral de ces assignations, en cliquant ici pour celle de Liliane Bettencourt, en cliquant là pour celle de Patrice de Maistre.

Devant le tribunal, Mediapart leur répondra en se plaçant sur le terrain du droit fondamental à l'information et, par conséquent, de la légitimté à publier des informations d'intérêt public. De façon constante, la jurisprudence de la Cour de cassation, comme celle de la Cour européenne de Strasbourg ont défendu ce droit fondamental, au nom de l'intérêt du public à savoir, à être informé de façon indépendante, pluraliste et rigoureuse.

Comme nous l'avons expliqué constamment depuis notre premier article, mis en ligne le mercredi 16 juin, nous avons donc toujours veillé, dans cette affaire, à ne jamais porter atteinte à la vie privée de ses protagonistes. Ni les confidences intimes de Liliane Bettencourt, ni son différend familial avec sa fille, Françoise, ni ses relations privées avec son protégé François-Marie Banier n'ont fait l'objet de nos curiosités, encore moins de nos révélations.

Après avoir pris connaissance de l'intégralité de ces enregistrements, Mediapart a fait son travail, dans les règles professionnelles de la "bonne foi" journalistique, dont les cinq critères sont au cœur de la jurisprudence du droit de la presse : légitimité du but poursuivi, sérieux de l'enquête, respect du contradictoire, modération dans l'expression, absence d'animosité personnelle.

Nous n'avons donc retenu, dans les enregistrements clandestins réalisés par le maître d'hôtel de Mme Bettencourt, que les informations qu'il était légitime de rendre publiques parce qu'elles concernaient le fonctionnement de la République, le respect de sa loi commune et l'éthique de ses fonctions gouvernementales. Par conséquent, ne figurent dans les verbatims publiés ou les extraits diffusés par Mediapart que les seuls passages présentant un enjeu public : le respect de la loi fiscale, l'indépendance de la justice, le rôle du pouvoir exécutif, la déontologie des fonctions publiques, l'actionnariat d'une entreprise française mondialement connue.

Cette démarche, mûrement réfléchie, a toujours été explicitement signalée à nos lecteurs dans la "Boîte noire" qui est placée en dessous de chacune des pages de nos articles.

Par ailleurs, dans les jours précédant la mise en ligne de nos révélations, Mediapart a pris soin de contacter l'ensemble des personnes concernées ou citées. Leurs réactions, pour celles qui ont donné suite, dont l'avocat de Liliane Bettencourt, Me Georges Kiejman, ainsi que le ministre Eric Woerth, dont la femme était la principale collaboratrice de Patrice de Maistre, ont toujours accompagné nos articles, avec des renvois explicites, soit en lien "Lire aussi" soit sous l'ongler "Prolonger" des articles de notre Journal. Contrairement à une idée reçue, l'une des vertus du journalisme numérique est qu'il facilite un respect plus constant et plus explicite du contradictoire, grâce à l'interactivité, au participatif et, surtout, au lien hypertexte.

Enfin, les enregistrements pirates qui sont au cœur de notre enquête font actuellement l'objet d'une enquête préliminaire de la police judiciaire qui, après avoir vérifié leur intégrité et leur authenticité, posera la question des suites judiciaires données aux informations qu'ils révèlent, celles-là même qui ont fait l'objet de nos articles. La justice devra se prononcer en effet sur les suites qu'elle entend donner, ne serait-ce que pour les vérifier, aux potentiels délits de fraude fiscale, blanchiment d'argent, trafic d'influence, etc., qu'ils dévoilent.

De plus, l'auteur de ces enregistrements ne s'est pas caché de la justice, ayant accepté leur remise à la brigade financière par Françoise Bettencourt-Meyers. Depuis, il a assumé ses actes, répondant aux questions des enquêteurs durant quarante-huit heures de garde à vue. Argument de l'une des parties au procès, début juillet, du photographe François-Marie Banier, qui oppose Françoise Bettencourt à sa mère, Liliane, leur contenu est donc voué à y être rendu public, exploité et contesté.

En décidant en conscience de cette publication, Mediapart s'est efforcé de remplir la mission pour laquelle il a été créé : informer en toute indépendance, liberté et rigueur.

Les derniers rebondissements de l'affaire Bettencourt témoignent de l'utilité démocratique d'une telle démarche. Ainsi, après maints démentis de pure forme, deux des questions posées par nos révélations ont reçu une réponse positive, preuve a fortiori de leur légitimité publique. En annonçant lui-même la démission de son épouse de l'une des sociétés chargées de gérer la fortune de Mme Bettencourt, Eric Woerth, trésorier de l'UMP, ancien ministre du budget et aujourd'hui ministre du travail, a de fait reconnu l'intenable situation de conflit d'intérêts dans laquelle il s'était placé. En annonçant qu'elle allait rapatrier en France l'ensemble de ses avoirs financiers encore à l'étranger, Liliane Bettencourt a de fait admis l'évasion fiscale organisée par son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre.

L'ampleur prise, dans la pluralité des sensibilités et des opinions, par le débat politique et médiatique autour de nos informations confirme, s'il en était besoin, leur pertinence et leur nécessité.

L'instance judiciaire du jeudi 24 juin sera l'occasion de défendre ce droit à l'information alors même que l'indépendance des médias est de plus en plus malmenée en France. Des nominations dans l'audiovisuel public, livrées à la discrétion du pouvoir exécutif, à l'intervention de la présidence de la République dans la crise du Monde, en passant par l'asservissement à des pouvoirs financiers ou industriels extérieurs aux métiers de l'information, la situation française ne fait pas honneur à notre démocratie, comme l'a rappelé tout récemment Reporters sans frontières (RSF), dans un appel repris par Mediapart.

Comme ce fut le cas dans sa longue enquête sur les Caisses d'Epargne ou dans ses révélations sur la régie publicitaire de France Télévisions, comme c'est toujours le cas dans notre investigation au long cours sur l'affaire Karachi, Mediapart affrontera cette nouvelle épreuve judiciaire avec d'autant plus de sérénité que la solidarité désintéressée de nos lecteurs nous accompagne. Quand la presse remplit légitimement sa fonction, sa meilleure récompense est l'adhésion et la fidélité du public. "La liberté coûte cher", rappelle Jean-Luc Godard sur les affiches de sa dernière œuvre, Film Socialisme. Ce prix nous l'assumons parce que, justement, ce bien commun n'a pas de prix.

Oui, la liberté a un prix, un prix inestimable, une utilité indispensable. Dès lors, si vous ne l'êtes pas encore, abonnez-vous à Mediapart, dont c'est la seule recette. Et si vos amis ne le sont pas encore, invitez les à s'abonner.

Merci de votre soutien, merci de nous accompagner, de plus en plus nombreux.


Source : Mediapart


Inscription à la Crashletter quotidienne

Inscrivez vous à la Crashletter pour recevoir à 17h00 tout les nouveaux articles du site.

Archives / Recherche

Sites ami(e)s