De l’échec des marchés au nouvel ordre économique mondial

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De 1970 à 2007, une étude en a dénombré  124.3 crises, savons-nous tirer des enseignement de nos erreurs ? Rien n'est moins sûr...

La crise économique qui sévit depuis l’automne 2008 a des conséquences dans le monde entier. La menace d’insolvabilité de différents Etats en constitue actuellement le point culminant. Un redressement durable de l’économie n’est pas pour demain. Alarmés par les effets dévastateurs de la crise, avant tout pour les pays en développement et parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec les tentatives de solution rapides de quelques pays du G 20, l’ex-président de l’Assemblée générale des Nations Unies Miguel d’Escoto Brockmann et Joseph Stiglitz ont convoqué l’été dernier un sommet de crise de l’ONU qui partait de l’idée que la crise concernait la totalité de la communauté internationale et que tous les peuples devaient avoir leur mot à dire dans la recherche de solutions. Beaucoup d’idées du rapport que Stiglitz avait élaboré avec d’autres personnes au sein d’une commission préparatoire ont été discutées et présentées dans une déclaration finale. Le rapport demandait des réformes profondes des marchés financiers internationaux, notamment un Conseil économique mondial représentatif et des contrôles éta­tiques de la circulation des capitaux. Ce rapport a été rejeté par les pays industrialisés.

Il est d’autant plus salutaire que Joseph Stiglitz publie maintenant un ouvrage inti­tulé «Le triomphe de la cupidité» dans lequel, inspiré par le respect de la souveraineté des Etats nations, il expose de manière claire ses vues sur la crise et ses causes : Les guerres qui, depuis le début des années 1990, ont coûté des sommes colossales et ont nécessité un gonflement artificiel de l’argent (cf. «Une guerre à 3000 milliards de dollars»), les effets dévastateurs des contraintes pour le tiers monde (cf. «La grande désillusion »), la déréglementation et le déchaînement des marchés qu’elle a entraîné, les mauvais stimulants et la répartition injuste des richesses ont mené le monde au bord de l’abîme.

Au lieu de proposer des mesures hâtives, Stiglitz invite à une réflexion commune approfondie. Désireux d’éviter les crises fu­tures, il expose dans toute leur complexité les tâches que nous impose l’avenir et il nous invite à trouver des solutions humaines. Après l’échec de toutes les solutions envisagées jusqu’ici, nous devons rassembler toutes les forces de la réflexion et le lecteur lui-même est appelé à prendre ses responsabilités. Sans accuser personne individuellement et avec une grande franchise, Stiglitz évoque les négligences et les mauvaises décisions qui ont conduit au désastre actuel. La question est de savoir si les pays pourront être assez indépendants et consensuels pour s’atteler ensemble à cette tâche .Nous reproduisons ci-dessous la préface du livre de Stiglitz auquel nous souhaitons un large public. Il est à la portée de tout lecteur attentif.

 

 Horizons et Débats*

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Dans la Grande Récession qui a commencé en 2008, plusieurs millions de personnes, en Amérique et dans le monde entier, ont perdu maison et emploi. Beaucoup plus ont été tenaillés par l’angoisse de les perdre aussi, et pratiquement tous ceux qui avaient fait quelques économies pour leur retraite ou les études de leurs enfants ont vu ces investissements se réduire à peau de chagrin. Née en Amérique, la crise a vite gagné toute la planète : des dizaines de millions de personnes dans le monde ont perdu leur travail – 20 millions pour la seule République populaire de Chine –, des dizaines de millions de vies ont sombré dans la pauvreté.1

Ce n’est pas ce qui était prévu. La théorie économique en vigueur, avec sa foi dans le libre marché et la mondialisation, avait promis la prospérité à tous. La «nouvelle économie» tant vantée – les innovations stupéfiantes des dernières décennies du XXe siècle, dont la déréglementation et l’ingénierie financière – devait nous permettre de mieux gérer le risque et mettre un point final au cycle des affaires. Et si, à elles deux, la nouvelle économie et la théorie économique moderne n’avaient pas totalement anéanti les fluctuations économiques, elles les avaient domptées. Du moins le disait-on.

La Grande Récession a pulvérisé ces illusions. C’est à l’évidence le pire effondrement économique depuis la Grande Dépression d’il y a soixante-quinze ans. Il nous contraint à repenser ce que nous avons si longtemps adoré. Cela fait un quart de siècle que règnent certaines idées : les marchés libres et sans entraves sont efficaces ; s’ils font des erreurs, ils les corrigent vite ; le meilleur Etat est le plus discret;  la réglementation n’est qu’un obstacle à l’innovation ; les banques centrales doivent être indépendantes et avoir pour seul souci de contenir l’inflation. Aujourd’hui, même le grand-prêtre de cette idéologie, Alan Greenspan, président du Federal Reserve Board à l’époque où prévalaient ces principes, reconnaît que quelque chose clochait dans ce raisonnement. Mais cet aveu arrive trop tard pour les très nombreuses victimes.

 

«Je suis persuadé que les marchés sont au cœur de toute économie dynamique mais ne fonctionnent pas bien tout seuls.»

Ce livre parle d’un combat d’idées : il porte sur les idées à l’origine des politiques désastreuses qui ont provoqué la crise, et sur les leçons que nous en tirons. Avec le temps, toute crise a une fin. Mais aucune, surtout lorsqu’elle est d’une telle gravité, ne disparait sans laisser d’héritage. Celle de 2008 nous léguera, entre autres, de nouveaux éclairages sur une vieille controverse : quel est le système économique le plus bénéfique ?  Le duel entre capitalisme et communisme est peut-être fini, mais les économies de marché sont très diverses, et le débat fait rage à propos de leurs mérites respectifs.

Je suis persuadé que les marchés sont au cœur de toute économie dynamique mais ne fonctionnent pas bien tout seuls. Je m’inscris à cet égard dans la tradition inaugurée par l’illustre économiste britannique John Maynard Keynes, dont la haute stature domine la recherche économique de notre temps. L’Etat a un rôle, qui ne se réduit pas à venir sauver l’économie quand les marchés chancellent et à réglementer pour éviter le type d’effondrement que nous venons de vivre. Les économies ont besoin d’équilibrer le rôle du marché et celui de l’Etat – tout en recevant d’importantes contributions d’institutions qui ne relèvent ni du marché ni de l’Etat. Depuis vingt-cinq ans, l’Amérique a perdu cet équilibre, et elle a imposé sa vision déséquilibrée au monde entier.

Des idées fausses ont conduit à la crise, et c’est aussi à cause d’elles que les décideurs du secteur privé et les responsables de l’action publique ont eu du mal à voir que les problèmes s’envenimaient, puis ont été incapables de gérer efficacement les retombées. C’est ce que ce livre va expliquer. La durée de la récession dépendra des politiques que nous suivrons. Les erreurs déjà commises vont la prolonger et l’aggraver. Mais la gestion de la crise n’est que l’une de mes préoccupations : je me soucie également de ce qui en sortira. Nous ne pouvons pas revenir et nous ne reviendrons pas à ce qui existait «avant».

«Les économies ont besoin d’équilibrer le rôle du marché et celui de l’Etat – tout en recevant d’importantes contributions d’institutions qui ne relèvent ni du marché ni de l’Etat.»

Avant la crise, les Etats-Unis, et le monde entier, étaient confrontés à de nombreux problèmes ; la nécessité de s’adapter au réchauffement de la planète n’était pas le moindre ; le rythme de la mondialisation imposait aux économies des changements structurels ra­pides qui mettaient nombre d’entre elles à rude épreuve. Après la crise, ces défis seront toujours là, encore plus importants, mais les ressources dont nous disposerons pour y faire face auront considérablement diminué.

La crise conduira, je l’espère, à un changement dans l’action publique et dans les idées. Si nous prenons les bonnes décisions, pas les plus commodes politiquement ou socialement, nous allons réduire les risques de nouvelles crises et peut-être même accélérer le type d’innovations réelles qui améliorent la vie dans le monde entier. Si nous prenons les mauvaises, nous sortirons de la récession avec une société plus divisée et une économie plus vulnérable aux crises, moins bien armée pour affronter les défis du XXIe siècle.

L’un des objectifs de ce livre est d’aider à se faire une meilleure idée de l’ordre mondial d’après crise qui finira par apparaître, et à mieux comprendre comment ce que nous faisons aujourd’hui contribue à le modeler, pour le meilleur ou pour le pire.

On aurait pu croire que la crise de 2008 mettrait fin au débat sur le fanatisme du marché – la doctrine «fondamentaliste» qui soutient que, si on ne lui impose aucune en­trave, le libre jeu des marchés peut assurer la prospérité et la croissance économiques. On aurait pu croire que personne ne soutiendrait plus jamais – ou du moins pas avant que le souvenir de cette crise se soit estompé dans le lointain passé – que les marchés se corrigent d’eux-mêmes et que nous pouvons faire confiance au comportement intéressé de leurs acteurs pour que tout se passe bien.

 

«En 1997, j’ai vu avec horreur le département américain du Trésor et le Fonds monétaire international (FMI) proposer, face à la crise asiatique, un ensemble de mesures qui faisaient retour aux politiques malavisées du président Herbert Hoover pendant la Grande Dépression et ne pouvaient qu’échouer.»

Mais ceux à qui le fanatisme du marché a si bien réussi interprètent la situation tout autrement. Selon certains, notre économie a eu un «accident», et les accidents, ça arrive. Nul ne suggère que nous cessions de conduire parce que, de temps en temps, il y a une collision. Pour les tenants de cette position, nous devons revenir au monde d’avant 2008 le plus vite possible. Les banquiers n’ont rien fait de mal, assurent-ils.2

Donnons aux banques l’argent qu’elles demandent, ajustons un peu les réglementations, signifions sans ménagement aux autorités de contrôle qu’elles ne doivent plus laisser les Bernie Madoff frauder impunément, ajoutons quelques cours d’éthique au programme des écoles d’affaires, et nous sortirons de la crise en pleine forme.

Je vais montrer dans ce livre que les problèmes sont plus profonds. Dans les vingt-cinq dernières années, notre système financier, ce mécanisme prétendument capable de s’autoréguler, a été sauvé de multiples fois par l’Etat. De sa survie, nous avons tiré une fausse leçon : qu’il fonctionnait tout seul. En réalité, pour la plupart des Américains, notre économie d’avant la crise n’était pas si efficace. Certains prospéraient, oui, mais pas l’Américain moyen.

L’économiste regarde une crise comme le médecin examine une pathologie : en observant ce qui se passe en situation anor­male, l’un et l’autre apprennent bien des choses sur l’état normal. Face à la crise de 2008, je me sentais mieux armé que d’autres observateurs : j’étais, en un sens, un «vétéran des crises», un «crisologue». Ce n’était évidemment pas la première crise majeure de ces dernières années. Dans les pays en développement, les crises éclatent avec une régularité alarmante – de 1970 à 2007, une étude en a dénombré 124.3 J’étais économiste en chef à la Banque mondiale pendant la dernière crise financière internationale, en 1997–1998. Je l’ai vue naître en Thaïlande, s’étendre à d’autres pays asiatiques, puis gagner l’Amérique latine et la Russie. C’était un cas classique de contagion : la défaillance d’une région du système économique mondial faisait tache d’huile dans d’autres. Les conséquences complètes d’une crise économique peuvent mettre des années à se manifester. La crise argentine a commencé en 1995 dans le sillage de la crise mexicaine, elle a été exacerbée par les crises asiatiques de 1997, puis par la crise brésilienne de 1998, mais l’effondrement total n’a eu lieu que fin 2001.

Les économistes sont peut-être fiers des progrès qu’a faits leur science dans les sept décennies qui nous séparent de la Grande Dépression, mais ils ne sont pas pour autant unanimes sur la bonne façon de gérer les crises. En 1997, j’ai vu avec horreur le département américain du Trésor et le Fonds monétaire international (FMI) proposer, face à la crise asiatique, un ensemble de mesures qui faisaient retour aux politiques malavisées du président Herbert Hoover pendant la Grande Dépression et ne pouvaient qu’échouer.

C’est donc avec un sentiment de déjà-vu que j’ai regardé, une fois de plus, le monde glisser vers la crise en 2007. Entre ce que j’ai observé alors et une décennie plus tôt, les similitudes étaient troublantes. Je n’en citerai qu’une : la négation initiale de la crise dans le discours public. Il y a dix ans, le Trésor et le Fonds monétaire avaient d’abord nié qu’il y eût une récession/dépression en Asie. Larry Summers, alors sous-secrétaire au Trésor et aujourd’hui premier conseiller économique du président Obama, est sorti de ses gonds quand Jean-Michel Severino, à l’époque vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie orientale, a utilisé le mot en R (Récession) et le mot en D (Dépression) pour décrire ce qui se passait. Mais comment qualifier autrement un effondrement économique qui avait privé de leur emploi 40 % des habitants de Java, l’île centrale de l’Indonésie ?

Même tableau en 2008 : l’administration Bush a commencé par nier tout problème sérieux. Nous avions simplement construit quelques maisons de trop, a suggéré le président.4

Dans les premiers mois de la crise, le Trésor et la Federal Reserve zigzaguaient comme des chauffeurs ivres : ils sauvaient certaines banques et en laissaient d’autres couler. Impossible de comprendre en vertu de quels principes ils prenaient leurs décisions. Les responsables de l’administration Bush disaient agir de façon pragmatique, et – soyons justes – ils étaient en terra incognita.

Tandis que les nuages commençaient à s’accumuler sur l’économie américaine, en 2007 et au début de 2008, une question était souvent posée aux économistes : une nouvelle dépression, ou même une récession grave, était-elle possible ? NON ! répondaient d’instinct la plupart d’entre eux. Avec les progrès de la science économique, y compris le savoir sur la façon de gérer l’économie mon­diale, de nombreux experts jugeaient une cata­strophe inconcevable. Pourtant, dix ans plus tôt, quand avait éclaté la crise asiatique, nous avions échoué, et lamentablement.

 

«Les théories économiques incorrectes avaient inspiré des mesures incorrectes […].»

Les théories économiques incorrectes avaient inspiré des mesures incorrectes, mais ceux qui les avaient préconisées pensaient, bien sûr, qu’elles allaient fonctionner. Ils ont eu tort. Ces mauvaises politiques ont non seulement déclenché, mais aggravé et prolongé la crise asiatique, et laissé des économies affaiblies et des montagnes de dettes.

L’échec d’il y a dix ans a été aussi, en partie, un échec de la politique mondiale. La crise avait frappé des pays en développement – la «périphérie» du système écono­mique mondial, comme on dit parfois. Ceux qui géraient ce système pensaient moins à protéger la vie et les moyens d’existence des habitants de ces pays qu’à sauver les banques occidentales qui leur avaient prêté de l’argent. Aujourd’hui, alors que l’Amérique et le reste du monde ne parviennent pas à rendre à leurs économies une croissance vigoureuse, l’échec est à nouveau technique et politique.

Chute libre

En 2008, quand l’économie mondiale a basculé dans le vide, nos convictions l’ont fait aussi. Des idées bien établies sur la théorie économique, sur l’Amérique, sur nos héros, sont tombées dans l’abîme. Au lendemain de la précédente crise financière d’enver­gure, le 15 février 1999, l’hebdomadaire Time avait représenté en couverture le président de la Federal Reserve, Alan Greenspan, et le secrétaire au Trésor, Robert Rubin (auxquels on avait longtemps attribué le mérite du boom des années 1990), en compagnie de leur protégé, Larry Summers, avec cette légende : «Le Comité pour sauver le monde.» Et la mentalité populaire les regardait bel et bien comme des dieux. En 2000, le journaliste d’investigation et auteur à succès Bob Woodward a publié une hagiographie de Greenspan intitulée «Maestro».5

Témoin direct de la gestion de la crise asia­tique, j’étais moins admiratif que Time ou que Bob Woodward. Pour moi, et pour la plupart des habitants des pays d’Asie orientale, les politiques imposées par le FMI et le Trésor sur ordre du «Comité pour sauver le monde» avaient considérablement aggravé les crises. Elles révélaient une incompréhension des fondamentaux de la macroéconomie mo­derne, qui, lorsque la situation d’une économie se dégrade, exigent des politiques budgétaire et monétaire expansionnistes.6

 

«En tant que société, nous avons à présent perdu tout respect pour nos anciens gourous économiques.»

En tant que société, nous avons à présent perdu tout respect pour nos anciens gourous économiques. Ces dernières années, pour demander conseil sur la gestion de ce système complexe qu’est notre économie, nous nous tournions vers Wall Street globalement – pas seulement vers les demi-dieux comme Rubin et Greenspan. Aujourd’hui, vers qui nous tourner ? Pour l’essentiel, les économistes non plus n’ont pas été d’un grand secours. Beaucoup ont fourni l’armure intellectuelle qu’ont revêtue les politiques dans la marche à la déréglementation.

On détourne souvent notre attention du combat d’idées en l’attirant sur le rôle des individus : les voyous qui ont créé la crise, les héros qui nous ont sauvés. C’est regrettable. D’autres écriront (et ont d’ailleurs déjà écrit) des livres à charge contre tel ou tel politique, tel ou tel financier qui ont contribué à nous orienter vers la crise en cours. Cet ouvrage a un autre objectif. Il considère que la quasi-totalité des mesures cruciales, comme celles qui concernent la déréglementation, ont été dues à des «forces» politiques et écono­miques – des intérêts, des idées et des idéologies – qui transcendent tout individu.

En 1987, quand le président Ronald Reagan a nommé Greenspan à la tête de la Federal Reserve, il cherchait un partisan convaincu de la déréglementation. Paul Volcker, son prédécesseur, avait très brillamment réussi à la banque centrale en ramenant le taux d’inflation des Etats-Unis de 11,3 % en 1979 à 3,6 % en 1987.7

Normalement, après cet exploit, il aurait dû être automatiquement reconduit dans ses fonctions. Mais Volcker comprenait l’importance des réglementations, et Reagan voulait quelqu’un qui travaillerait à les démanteler. Si Greenspan n’avait pas été là, beaucoup d’autres auraient pu et voulu le faire. Le problème n’était pas tant Greenspan que l’idéologie de la déréglementation, qui avait établi son emprise.

 

«Trouver la racine du mal, c’est comme peler un oignon. Chaque explication soulève de nouvelles questions à un niveau inférieur.»

Il va être essentiellement question ici des croyances économiques et de la façon dont elles influencent l’action publique. Cela dit, pour voir le lien entre la crise et les cro­yances, il faut d’abord démêler l’écheveau des événements. Ce livre n’est pas un polar, mais d’importants éléments de ce qu’il raconte pourraient faire un bon roman policier. Comment la plus grande économie du monde a-t-elle coulé à pic ? Quelles politiques et quels événements ont déclenché l’effondrement de 2008 ? Si nous ne pouvons nous entendre sur les réponses à ces questions, nous ne pourrons pas non plus nous mettre d’accord sur ce qu’il faut faire, tant pour sortir de cette crise que pour prévenir la prochaine. Mesurer le poids relatif de la mauvaise conduite des banques, de l’impéritie des autorités de contrôle et du lax­isme de la politique monétaire de la Federal Reserve n’est pas facile, mais j’expliquerai pourquoi les principaux responsables à mes yeux sont les institutions financières et les marchés financiers.

Trouver la racine du mal, c’est comme peler un oignon. Chaque explication sou­lève de nouvelles questions à un niveau inférieur. Des incitations perverses ont encouragé chez les banquiers un comportement risqué, à courte vue. Mais pourquoi y avait-il des incitations perverses ? Une réponse s’impose aussitôt : les problèmes de gouver­nance d’entreprise, la façon dont étaient déterminées les incitations et les rémunérations. Mais pourquoi la discipline du marché ne s’est-elle pas exercée contre cette mauvaise gouver­nance d’entreprise, contre ces incitations mal structurées ? La sélection naturelle est censée opérer par la survie du plus apte : les entreprises dont la gouvernance et les structures d’incitation étaient les plus aptes au succès durable auraient dû prospérer. Ce principe est l’une des victimes de cette crise. Quand on réfléchit aux problèmes qu’elle a révélés dans le monde financier, on voit clairement qu’ils sont d’ordre plus général, et qu’il y en a de comparables dans d’autres secteurs d’activité. Et il y a aussi cette vérité frappante, à savoir à quel point, lorsqu’on ne s’arrête pas à la surface des choses, lorsqu’on regarde au-delà des nouveaux produits financiers, des prêts hypothécaires subprime ou des collateralized debt instruments – les titres de cré­ance adossés à des actifs –, cette crise apparaît identique à beaucoup de celles qui l’ont précédée, aux Etats-Unis comme à l’étranger. Il y avait une bulle, et elle a éclaté, en apportant la dévastation dans son sillage. Cette bulle était alimentée par des prêts douteux des banques, qui acceptaient pour nantissement des actifs dont la valeur était gonflée par la bulle. Des innovations récentes ont permis aux banques de cacher une bonne partie de leurs prêts pourris, de les retirer de leur bilan, et d’accroître ainsi leur effet de levier – ce qui a rendu la bulle encore plus grosse et le chaos quand elle a éclaté en­core plus grave. De nouveaux instruments, les credit default swaps, prétendument conçus pour gérer le risque mais visant tout autant, en fait, à tromper les autorités régulatrices, se sont révélés si complexes qu’ils ont amplifié le danger. D’où la grande question, qui va nous occuper dans une bonne partie de ce livre –, comment et pourquoi avons-nous laissé ce mécanisme se reproduire une fois de plus, et à si grande échelle ?

 

«Mais la crise n’est pas un cataclysme qui serait «arrivé» aux marchés financiers ; elle est de fabrication humaine : Wall Street se l’est lui-même infligée, à lui et au reste de la société.»

Chercher les raisons profondes est diffi­cile, mais quelques explications simples peuvent être aisément rejetées. Les professionnels de Wall Street, je l’ai dit, veulent croire qu’à titre personnel ils n’ont rien fait de mal, et aussi que le système était fondamentalement juste. Ils sont persuadés d’être les malheureuses victimes d’un ouragan comme il s’en produit une fois tous les mille ans. Mais la crise n’est pas un cataclysme qui serait «arrivé» aux marchés financiers ; elle est de fabrication humaine : Wall Street se l’est lui-même infligée, à lui et au reste de la société.

Pour ceux qui n’acceptent pas comme argument le «ça arrive», les défenseurs de Wall Street en ont d’autres. «C’est l’Etat qui nous a poussés à agir ainsi, en encourageant les gens à devenir propriétaires et les banques à prêter aux pauvres.» Ou encore : «L’Etat aurait dû nous arrêter ; c’est la faute des autorités de contrôle.» Il y a quelque chose de particulièrement déplaisant dans ces efforts du système financier américain pour dévier le tir vers d’autres cibles, et, dans les chapitres qui suivent, nous verrons pourquoi ces arguments ne sont pas convaincants.

Les fidèles du système avancent aussi une troisième ligne de défense, la même qu’il y a quelques années, au temps des scandales Enron et Worldcom : tout système a ses brebis galeuses, et le nôtre – autorités de contrôle et investisseurs compris – n’a pas réussi à s’en protéger suffisamment ; aux Ken Lay (PDG d’Enron) et Bernie Ebbers (PDG de Worldcom) des premières années de la décennie, nous devons ajouter aujourd’hui Bernie Madoff et beaucoup d’autres (dont Allen Stanford et Raj Rajaratnam), qui vont être traduits en justice. En réalité, alors comme aujourd’hui, la question ne se réduit pas aux méfaits de quelques-uns. Les défenseurs du secteur financier ne veulent pas comprendre que c’est leur tonneau qui était pourri.8, 9

 

«Les défenseurs du secteur financier ne veulent pas comprendre que c’est leur tonneau qui était pourri.»

Face à des problèmes aussi omniprésents et permanents que ceux qui ont accablé le système financier américain, on ne peut tirer qu’une seule conclusion : ils sont systémiques. Avec ses fortes rémunérations et son obsession du profit, Wall Street attire peut-être plus que sa part de personnages éthiquement faibles, mais l’universalité du problème indique qu’il y a des vices fondamentaux dans le système.

Difficultés d’interprétation

En matière d’action publique, il est encore plus difficile de déterminer s’il y a succès ou échec que de dire à qui ou à quoi en attribuer le mérite (ou la faute). Mais qu’est-ce que réussir ou échouer ? Pour les observateurs américains et européens, les renflouements de 1997 en Asie ont été un succès parce que les Etats-Unis et l’Europe n’ont pas été touchés. Pour les habitants de la région, qui ont vu leurs économies ravagées, leurs rêves détruits, leurs entreprises liquidées et leurs pays accablés de milliards de dollars de dettes, ces renflouements ont été un terrible échec. Selon leurs adversaires, les politiques du FMI et du Trésor ont aggravé la situation. Selon leurs partisans, elles ont empêché le désastre. Et c’est là que leur raisonnement ne tient pas. Que se serait-il passé si nous avions suivi d’autres politiques ? Les mesures du FMI et du Trésor ont-elles prolongé et exacerbé la récession, ou l’ont-elles abrégée et atténuée ? Voilà les vraies questions. J’estime qu’elles ont une réponse claire : les hausses de taux d’intérêt et les réductions de dépenses pu­bliques imposées par le FMI et le Trésor (politiques diamétralement opposées à celles que l’on met en œuvre aux Etats-Unis et en Europe dans la crise actuelle) ont aggravé les choses.10

Les pays d’Asie orientale ont fini par se relever, mais malgré ces mesures, pas grâce à elles.

Voici une autre illusion comparable. Au vu de la longue expansion de l’économie mondiale à l’époque de la déréglementation, beaucoup ont conclu que les marchés laissés à eux-mêmes fonctionnaient bien – que la déréglementation avait permis cette croissance forte, qui serait durable. La réalité était tout à fait différente. La croissance reposait sur une montagne de dettes; ses fondements étaient fragiles, pour ne pas dire plus. Combien de fois les banques occidentales ont-elles été sauvées des extravagances de leurs pratiques de prêt par des renflouements ? En Thaïlande, en Corée du Sud et en Indonésie, certes, mais aussi au Mexique, au Brésil, en Argentine, en Russie … – la liste serait sans fin ou presque.11

Après chaque épisode, le monde continuait plus ou moins comme avant, et beaucoup en déduisaient que les marchés fonctionnaient parfaitement. Or c’était l’Etat qui, par ses interventions répétées, les sauvait de leurs bévues. Ceux qui avaient conclu que tout allait bien dans l’économie de marché avaient raisonné de travers, mais l’erreur n’est devenue «évidente» que lorsqu’une crise si gigantesque qu’on ne pouvait l’ignorer s’est produite ici.

Ces débats sur les effets de certaines poli­tiques aident à comprendre pourquoi les idées fausses peuvent se maintenir si longtemps. A mes yeux, la Grande Récession de 2008 était l’inévitable conséquence des politiques suivies les années précédentes.

Que ces politiques aient été modelées par des intérêts particuliers – les marchés financiers –, c’est évident. Le rôle de la théorie économique est plus complexe. Dans la longue liste de ceux qui sont à blâmer pour la crise, j’inclurai la profession des écono­mistes: elle a fourni aux intérêts particuliers des arguments sur l’efficacité et l’autorégulation des marchés – alors même que les progrès de la recherche au cours des vingt années précédentes avaient précisé les conditions fort restrictives dans lesquelles ces thèses étaient vérifiées. Il est à peu près certain que la crise va changer la science économique (sa théorie et sa pratique) autant que l’économie, et dans l’avant-dernier chapitre j’analyserai certains de ces changements.

 

«Il est à peu près certain que la crise va changer la science économique (sa théorie et sa pratique) autant que l’économie […].»

On me demande souvent comment la profession a pu se tromper à ce point. Il y a toujours eu des économistes «pessimistes», auxquels l’avenir paraît lourd de problèmes et qui ont prédit neuf des cinq dernières récessions. Mais il y avait un petit groupe d’économistes qui n’étaient pas seulement des pessimistes : ils partageaient aussi un ensemble d’idées expliquant pourquoi l’économie allait vers ces problèmes inévitables. Quand nous nous retrouvions lors de divers rassemblements annuels, tel le Forum économique mondial de Davos, chaque hiver, nous partagions nos diagnostics et tentions de déterminer pourquoi l’heure de vérité, que chacun de nous voyait si clairement arriver, n’avait pas encore sonné.

Nous, économistes, nous sommes bons pour repérer les forces profondes qui sont à l’œuvre ; nous ne sommes pas bons pour prédire les dates avec précision. Au forum de 2007 à Davos, je me suis trouvé en position inconfortable. J’avais prédit de plus en plus vigoureusement, au cours des réunions annuelles précédentes, l’imminence de graves problèmes. Or l’expansion économique mondiale s’était poursuivie à bon rythme. Son taux de croissance, 7 %, était quasiment sans précédent, et apportait même de bonnes nouvelles à l’Afrique et à l’Amérique latine. J’ai dit à l’assistance qu’il y avait deux interprétations possibles:  soit mes principes théoriques étaient faux, soit la crise, quand elle frapperait, serait encore plus dure et plus longue. J’optais évidemment pour la seconde.

 

«La crise actuelle a révélé des vices fondamentaux du sy­stème capitaliste, ou du moins de la variante du capitalisme qui a émergé aux Etats-Unis dans les dernières décennies du XXe siècle […].»

La crise actuelle a révélé des vices fondamentaux du système capitaliste, ou du moins de la variante du capitalisme qui a émergé aux Etats-Unis dans les dernières décennies du XXe siècle (parfois nommée capitalisme «de style américain» ou «à l’américaine»). Il ne s’agit ni d’une question d’individus corrompus ou d’erreurs spécifiques, ni de quelques petits problèmes à résoudre ou ajustements à opérer.

Ces vices, nous, Américains, avons eu du mal à les voir. Nous voulions tant croire en notre système économique ! «Notre équipe» avait fait tellement mieux que nos ennemis jurés du bloc soviétique ! La force de notre système nous avait permis de triompher de la faiblesse du leur. Nous défendions notre équipe dans tous les matchs : Etats-Unis contre Europe, Etats-Unis contre Japon. Quand le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a dénigré la «vieille Europe» pour son opposition à notre guerre en Irak, le match qu’il avait à l’esprit était clair : la sclérose du modèle social européen contre le dynamisme américain. Dans les années 1980, les succès du Japon nous avaient fait un peu douter de notre supériorité. Notre système était-il vraiment meilleur que «Japon SA» ? Cette an­goisse explique en partie pourquoi certains ont été si soulagés par la crise asiatique de 1997, par l’effondrement d’une Asie orien­tale où tant de pays avaient adopté des traits du modèle japonais.12

Nous nous sommes abstenus de tout triomphalisme ouvert à propos des dix ans de stagnation du Japon dans la décennie 1990, mais nous lui avons vivement conseillé d’adopter notre style de capita­lisme.

Les chiffres nous renforçaient dans nos fausses certitudes. Notre économie avait une croissance tellement plus rapide que la quasi-totalité des autres, sauf la Chine – et, avec les problèmes que nous pensions voir dans le système bancaire chinois, la Chine allait s’écrouler aussi, ce n’était qu’une question de temps.13

Du moins le croyions-nous.

Ce n’est pas la première fois que des jugements (dont ceux, éminemment faillibles, de Wall Street) ont été fondés sur une mauvaise lecture des chiffres. Dans la décennie 1990, on a exalté l’Argentine comme le grand succès de l’Amérique latine – le triomphe du «fanatisme du marché» dans le Sud. Ses statistiques de croissance ont paru bonnes pendant quelques années. Mais, comme aux Etats-Unis, cette croissance reposait sur une accumulation de dettes finançant une consommation d’une envergure insoutenable. Finalement, en décembre 2001, les dettes sont devenues si écrasantes que l’économie s’est effondrée.14

Aujourd’hui encore, beaucoup nient l’ampleur des problèmes qui se posent à notre économie de marché. Une fois surmontées nos épreuves actuelles – et toute récession a une fin –, ils s’attendent à la reprise d’une croissance solide. Mais un regard plus attentif sur l’économie américaine suggère qu’elle souffre de maux plus profonds : c’est une société de plus en plus inégalitaire, où même les classes moyennes voient leurs revenus stagner depuis dix ans ; c’est un pays où, malgré des exceptions spectaculaires, les chances statistiques qu’a un Américain pauvre de parvenir au sommet sont plus faibles que dans la «vieille Europe»,15

Et où les résultats moyens aux tests pédagogiques internationaux sont au mieux passables.16

Tout indique qu’aux Etats-Unis plusieurs secteurs économiques cruciaux autres que la finance sont en difficulté, notamment la santé, l’énergie et l’industrie manufacturière.

Mais les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne se trouvent pas seulement au sein de nos frontières. Les déséquilibres commerciaux planétaires qui existaient avant la crise ne vont pas s’évaporer. Il est impossible, dans une économie mondialisée, de résoudre pleinement les problèmes de l’Amérique sans les appréhender en contexte élargi. C’est la demande mondiale qui déterminera la croissance mondiale, et, sans une économie mondiale dynamique, les Etats-Unis auront du mal à réaliser une reprise robuste au lieu de glisser dans une stagnation à la japonaise. Or assurer le dynamisme de l’économie mondiale risque d’être difficile tant qu’une partie du monde continue à produire beaucoup plus qu’elle ne consomme et une autre à consommer beaucoup plus qu’elle ne produit (alors qu’elle devrait épargner pour répondre aux besoins de sa population vieillissante).

 

«Nombre de ceux qui travaillent dans ce secteur, en fait, se sentent tout aussi victimes que les autres. Ils ont perdu une grande partie des économies qu’ils avaient accumulées pendant leur vie.»

Quand j’ai commencé à écrire ce livre, l’heure était à l’espoir : le nouveau président, Barack Obama, allait corriger les politiques mal orientées de l’administration Bush, et nous allions avancer simultanément vers la reprise immédiate et le règlement de nos problèmes de fond. Le déficit budgétaire serait momentanément plus élevé, mais l’argent serait bien dépensé : on allait aider les familles à garder leur maison, faire des investissements qui augmenteraient la productivité à long terme et protégeraient l’environnement, et imposer aux banques, en échange de toute aide financière publique, d’indemniser la population du risque qu’elle assumait en lui versant une part de leurs futurs profits.

La rédaction de l’ouvrage a été pénible : mes espoirs n’ont été qu’en partie satisfaits. Certes, nous devons nous réjouir d’avoir été éloignés du bord de l’abîme, du désa­stre que tant de gens sentaient imminent à l’au­tomne 2008. Mais certains cadeaux faits aux banques ont été aussi néfastes que tout ce qu’avait fait le président Bush, et l’aide aux propriétaires en difficulté inférieure à ce que j’avais attendu. Dans le système financier en gestation, la concurrence a diminué et le problème des banques «trop grandes pour faire faillite» s’est encore amplifié. L’argent qu’on aurait pu consacrer à restructurer l’économie et à créer de nouvelles entreprises dynamiques a été dilapidé dans le sauvetage de vieilles firmes en faillite. D’autres aspects de la politique économique d’Obama s’ori­entent nettement dans la bonne direction. Mais après avoir reproché à Bush certaines mesures, il serait injuste de ne pas protester quand son successeur prend les mêmes.

Ecrire ce livre a été éprouvant pour une autre raison. Je critique – certains diront que je dénigre – les banques et les banquiers, ainsi que d’autres professionnels de la fi­nance. J’ai beaucoup d’amis dans ce secteur : des hommes et des femmes intelligents et dévoués, de bons citoyens qui cherchent sérieusement comment apporter leur contribution à une société qui les a si amplement rétribués. Lorsqu’ils croient à une cause, ils donnent généreusement et ils travaillent dur pour la promouvoir. Ils ne se reconnaîtront pas dans les caricatures que je dessine ici, et je ne reconnais pas en eux ces caricatures. Nombre de ceux qui travaillent dans ce secteur, en fait, se sentent tout aussi victimes que les autres. Ils ont perdu une grande partie des économies qu’ils avaient accumulées pendant leur vie. Au sein du monde financier, la plupart des économistes, qui s’efforçaient de prédire l’évolution de l’économie, les spécialistes du montage financier de transactions, qui tentaient d’accroître l’efficacité du secteur des biens et services, et les analystes, qui essayaient d’utiliser les techniques les plus sophistiquées pour prédire la rentabilité et garantir aux investisseurs le rendement le plus élevé possible, n’étaient pas engagés dans les mauvaises pratiques qui ont valu à la finance une si triste réputation.

 

«Cette crise a été le résultat d’actes, de décisions et de raisonnements des professionnels du secteur financier. Le système qui a si lamentablement échoué n’est pas ‹arrivé›. Il a été créé.»

Comme on semble le dire souvent dans notre société moderne si complexe, il y a «des choses qui arrivent».17

Des désastres qui ne sont de la faute de personne. Mais cette crise a été le résultat d’actes, de décisions et de raisonnements des professionnels du secteur financier. Le système qui a si lamentablement échoué n’est pas «arrivé». Il a été créé. Beaucoup ont d’ailleurs fait de gros efforts – et de grosses dépenses – pour qu’il prenne la forme qu’il avait. Quiconque a contribué à mettre en place et à gérer ce système – notamment ceux qu’il a si bien rémunérés – doit rendre des comptes.

Si nous parvenons à comprendre ce qui a provoqué la crise de 2008 et pourquoi certaines réponses initiales des pouvoirs publics ont été des échecs si patents, nous pourrons réduire la probabilité des futures crises, leur durée et le nombre de leurs innocentes victimes ; peut-être aussi ouvrir la voie à une croissance robuste aux bases solides, à l’opposé de la croissance éphémère fondée sur les dettes de ces dernières années ; et peut-être même faire en sorte que les fruits de cette croissance soient partagés par l’immense majorité des citoyens.

Nous avons la mémoire courte : dans trente ans apparaîtra une nouvelle génération, sûre de ne pas tomber dans les pièges du passé. L’ingéniosité de l’homme est sans limite : quel que soit le système que nous imaginerons, certains trouveront moyen de circonvenir les lois et réglementations mises en place pour nous protéger. Le monde aussi va changer, et les réglementations conçues pour la situation d’aujourd’hui fonctionneront imparfaitement dans l’économie du milieu du XXIe siècle. Mais, au lendemain de la Grande Dépression, nous avons réussi à créer une structure de réglementation qui nous a bien servis pendant un demi-siècle : elle nous a apporté la croissance et la stabilité. Ce livre est écrit dans l’espoir incertain que nous puissions encore le faire.

 

Joseph E. Stiglitz

Source : Horizons et Débats N°21

 

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Joseph E. Stiglitz, économiste américain, l’un des principaux représentants du courant néokeynésien, dont les théories et prises de positions font le héros des mouvements altermondialistes.

Né en 1943 à Gary, Indiana (Etats-Unis) Joseph Eugene Stiglitz fait ses études à Amherst College puis au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, où il obtint son doctorat en 1966. Très tôt reconnu par ses pairs, il est nommé professeur à 27 ans et entre, deux ans plus tard, à la Société d’économétrie, le panthéon de la profession. Il enseigne, en suite, dans de prestigieuses universités (MIT, Yale, Stanford, Princeton, Oxford). Il a notamment contribué à créer une nouvelle discipline, l’économie de l’information.

De 1993 à 1997, Joseph E. Stiglitz est le principal conseiller économique du président Clinton. En 1997, il intègre la Banque mondiale en tant qu’économiste en chef et vice-président. Il démissionne avec fracas de cette institution en 2000 dont il critique le rôle auprès des pays les plus pauvres. En 2001, Joseph Stiglitz reçoit le prix Nobel d’économie. En 2002, il publie la La Grande Désillusion (Globalization and Its Discontents), un ouvrage très critique à l’égard de la Banque mondiale et du Fond monétaire international (FMI) qui devient vite un best-seller mondial. Joe Stiglitz enseigne depuis 2000 dans la Graduate School of Business de l’Université de Columbia (New York).

Joseph Stiglitz collabore avec les forums sociaux et partage certaines analyses des mouvements altermondia listes : il est partisan d’une taxe de «type Tobin», de la réappropriation des matières premières par les Etats des pays les plus défavorisés. Joseph E. Stiglitz a chiffré le coût de la guerre en Irak à quelque 3000 milliards de dollars. En 2008 il publia "Une guerre à 3000 milliards de dollars" (Fayard) (The Three Trillion Dollar War: The True Cost of the Iraq Conflict).

En 2003, dans "Quand le capitalisme perd la tête" (Roaring Nineties), c’est en tant qu’ancien membre et président du Conseil économique du président Bill Clinton qu’il revient sur le rôle des décisions d’Alan Greenspan alors à la tête de la Réserve fédérale dans la récession économique de 2000 aux Etats-Unis.

En 2005, il publia "Pour un commerce mondial plus juste" (Fair Trade for All) et en 2006, "Un autre monde : Contre le fanatisme du marché" (Making Globalization Work).

Son dernier ouvrage "Le triomphe de la cupidité" (Freefall: America, Free Markets, and the Sinking of the World Economy) a paru au début de cette année.

Notes :
1 Sharon LaFraniere, «China Puts Joblessness for Migrants at 20 millions», New York Times, 2 fé­vrier 2009, p. A10. Le département des Affaires économiques et sociales du Secrétariat des
Nations Unies estime que, par rapport à ce qui se serait passé si la croissance d’avant la crise avait continué, 73 à 103 millions de personnes de plus vont rester pauvres ou basculer dans la pau­vreté (Organisation des Nations Unies, «World Economic Situation and Prospects 2009» [Situation et perspectives de l’économie mondiale 2009], mai 2009, en ligne à l’adresse www.un.org/esa/policy/wess/wesp2009files/wespO9update.pdf). L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que le chômage mondial pourrait augmenter de plus de 50 millions de personnes à la fin de l’année 2009, et que 200 millions de travailleurs vont retomber dans l’extrême pauvreté. Voir le rapport du directeur général, «Faire face à la crise mondiale de l’emploi: une reprise centrée sur le travail décent», présenté à la Conférence internationale du travail, juin 2009, en ligne à l’adresse www.ilo.org/global/VVhat-we-do/Officialmeetingsfilc/ILCSessions/98thSession/ReportssubmittedtotheConference/lang–fr/docName–WCMS-106223/index.htm.
2 Alan Schwartz, qui dirigeait Bear Stearns, la première des grandes banques d’affaires à avoir sombré – mais d’une façon qui coûte malgré tout aux contribuables des milliards de dollars –, a répondu en ces termes au Comité du Sénat sur la banque qui lui demandait s’il pensait avoir commis des erreurs: «Je peux vous garantir que c’est une question à laquelle j’ai énormément réfléchi. En regardant en arrière, avec le recul, je me suis dit: ‹Si j’avais connu exactement les forces qui arrivaient, quelles mesures aurions-nous pu prendre à l’avance pour éviter cette situation?› Et je n’ai pas réussi à en ­trouver une seule […] qui aurait changé quelque chose à la situation où nous nous sommes trouvés.» (Déclaration devant le Comité du Sénat des Etats-Unis sur la banque, le logement et les affaires urbaines [U.S. Senate Committee on Banking, Housing, and Urban Affairs], audition de témoins concernant «la tourmente sur les marchés du crédit américains: examen des actions récentes des autorités fédé­rales de réglementation financière» [Turmoil in U.S. Credit Markets: Examining the Recent Actions of Federal Financial Regulators], Washington, DC, 3 avril 2008, cité in William D. Cohan, «A Tsunami of Excuses», New York Times, 11 mars 2009, p. A29).
3 Luc Laeven et Fabian Valencis, «Systemic Banking Crises: A New Database», document de travail du Fonds monétaire international, MT/08/224, Washington, DC, novembre 2008.
4 George W. Bush a déclaré dans une interview: «L’économie va mal parce que nous avons construit trop de maisons» (interview avec Ann Curry dans l’émission Today Show, NBC, 18 février 2008).
5 Bob Woodward, Maestro: Greenspans Fed and the American Boom, New York, Simon and Schuster, 2000.
6 Il y a une autre explication aux politiques suivies en Asie, si différentes de celles de la crise actuelle. Les Etats-Unis et l’Europe agissent conformément aux intérêts de leurs électorats – les politiques qui ont été imposées à l’Asie orientale auraient été jugées inacceptables par les Américains et les Européens. De même, en Asie orientale, le FMI et le Trésor ont, au moins en partie, agi conformément aux intérêts de leurs «mandants», les créanciers sur leurs marchés financiers, dont le seul souci était de se faire rembourser ce qu’ils avaient prêté à ces pays – même s’il fallait, pour ce faire, socialiser des dettes privées. Pour une analyse plus détaillée de ces événements, voir Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, trad. française de Paul Chemla, Paris, Fayard, 2002.
7 U.S. Department of Labor, Bureau of Labor Statistics, Indice des prix à la consommation, tous consommateurs urbains, tous articles, en ligne à l’adresse ftp://ftp.bls.gov/pub/special.requests/cpi/cpiai.txt.
8 Voir Susan S. Silbey, «Rotten Apples or a Rotting Barrel: Unchallangeable Orthodoxies in Science», contribution présentée à l’Arizona-State University Law School, 19–20 mars 2009. Parmi ceux qui ont contribué à la crise, seul un petit pourcentage a franchi la ligne rouge et a eu un comportement illégal; les autres ont été bien conseillés par leurs avocats sur la façon d’éviter la prison, et leurs lobby­istes ont travaillé dur pour obtenir que les lois leur laissent une large liberté d’action. Néanmoins, la liste de ceux qui risquent une condamnation s’allonge. Allen Stanford encourt jusqu’à 375 ans de prison s’il est condamné sur 21 chefs d’accusation – fraude de plusieurs milliards de dollars, blanchiment d’argent et obstruction. Stanford a été aidé par son directeur financier James Davis, qui a plaidé coupable sur trois chefs d’accusation: ­fraude postale, complot dans le but de commettre une fraude et complot dans l’intention de faire obstruction à une enquête. Deux courtiers du Crédit Suisse ont été accusés de mensonges à leurs clients ayant provoqué des pertes de 900 millions de dollars; l’un a été condamné par un jury et l’autre a plaidé coupable.
9 Renversement de l’expression proverbiale qui définit les mauvais éléments comme des «pommes pourries» risquant de contaminer tout le tonneau, qui est sain [ndt.].
10 On peut évidemment rétorquer que les conditions sont différentes. Si ces pays avaient mené des politiques budgétaires expansionnistes, cela aurait eu un effet contre-productif (tel était l’argument avancé). Il est utile de noter qu’en réalité les pays d’Asie orientale qui ont suivi la Prescription keynésienne traditionnelle (la Malaisie et la Chine) ont eu de bien meilleurs résultats que ceux qui ont été contraints d’obéir aux diktats du FMI. Pour avoir des taux d’intérêt plus faibles, la Malaisie a dû imposer des restrictions temporaires sur les flux de capitaux. Mais sa récession a été plus courte et moins grave que celle des autres pays d’Asie orientale, et elle en est sortie moins endettée. Voir Ethan Kaplan et Dani Rodrik, «Did the Malaysian Capital Controls Work?», in S. Edwards et J. Frankel (éd.), Preventing Currency Crisis in Emerging Markets, Boston, NBER, 2002.
11 Aux renflouements internationaux, il convient d’ajouter les renflouements «intérieurs», ceux où un Etat a dû sauver ses propres banques sans faire appel à l’assistance des autres. Sur cette longue liste, il faut inscrire la débâcle des caisses d’épargne (les savings and loan) aux Etats-Unis dans les années 1980, ainsi que les faillites de banques en Scandinavie à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
12 L’étroite coopération entre l’Etat et le secteur privé en Malaisie avait conduit de nombreux observateurs à parler de la «Malaisie SA». Avec la crise, la coopération Etat-secteur privé a été rebaptisée «capitalisme de connivence».
13 Voir Nicholas Lardy, Chinas Unfinished Economic Revolution, Washington, DC, Brookings Institution Press, 1998, pour l’interprétation orthodoxe.
[L’ironie de la suite n’a pas échappé aux observateurs sur les deux rives du Pacifique : ce sont les banques américaines qui se sont effondrées et non les banques chinoises.]
14 La production du pays a encore chuté de 10,9 % en 2002 (par rapport à 2001), en plus d’une baisse cumulée de 8,4 % depuis son année record précé­dente (1998). Au total, la perte de production a été de 18,4 % et le revenu par habitant a baissé de plus de 23 %. La crise a aussi provoqué une hausse du chômage, propulsé à 26 % par l’énorme contraction de la consommation, de l’investissement et de la production. Voir Hector E. Maletta, «A Catastrophe Foretold: Economic Reform, Crisis, Recovery and Employment in Argentina», septembre 2007, en ligne à l’adresse ssm.com/abstract=903124.
15 Selon une étude de huit économies nord-améri­caines et européennes (Royaume-Uni, Etats-Unis, Allemagne occidentale, Canada, Norvège, Danemark, Suède et Finlande), les Etats-Unis ont la mobilité intergénérationnelle du revenu la plus réduite. La corrélation partielle intergénération­nelle (une mesure de l’immobilité) des Etats-Unis est le double de celle des pays nordiques. Seul le Royaume-Uni s’approche d’une immobilité semblable. «La vision des Etats-Unis comme ‹le pays où l’on peut faire fortune› persiste, et parait clairement déplacée», conclut l’étude. Voir Jo Blanden, Paul Gregg et Stephen Machin, «Intergenerational Mobility in Europe and North America», London School of Economics, Centre for Economic Performance, avril 2005, en ligne à l’adresse www.suttontrust.com/reports/IntergenerationalMobility.pdf. La mobilité française dépasse aussi celle des Etats-Unis. Voir Arnaud Lefranc et Alain Trannoy, «Intergenerational Earnings Mobility in France: Is France More Mobile than the US ?», Annales d’économie et de statistique, no 78, avril–juin 2005, p. 57–77.
16 Le PISA (Program for International Student Assess­ment) est un système d’évaluation internatio­nale qui, tous les trois ans, mesure les connaissances de base des élèves de quinze ans en lecture, mathématiques et sciences. Les élèves américains, en moyenne, ont des notes inférieures à la moyenne de l’OCDE (celle des trente pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques), tant pour l’alphabétisation scientifique (489 contre 500) que pour l’alphabétisation mathématique (474 contre 498). En sciences, les élèves américains se classent derrière 16 des 29 autres pays de l’OCDE; en mathématiques, derrière 23 pays de l’OCDE. Voir S. Baldi, Y Jin, M. Skemer, P J. Green et D. Herget, Highlights from PISA 2006: Performance of U.S. 15-Year-Old Students in Science and Mathematics Literacy in an International Context (NCES 2008-016), U.S. Department of Education, Washington, DC, National Center for Education Statistics, décembre 2007.
17 «Stuff happens.» C’est ce qu’avait répondu en avril 2003 le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld quand on l’avait interrogé sur le scandaleux pillage du musée archéologique de Bagdad et d’autres sites non protégés, aux premières heures de la présence américaine dans la ville [ndt.].


Un excellent article de : Mecanopolis


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