« Sc2.0 », la première levure dotée d'un chromosome artificiel

La dernière fois que l'on vous en avait parlé, c'était en 2010, et à l'époque des scientifiques de la DARPA étaient sur le coup.... Et eux, à mon avis, leur objectif est sans ombrage...

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Jef Boeke (New York University), l'initiateur du projet Sc2.0, montre une colonie de levures dotées d'un
chromosome artificiel en culture dans un boîte de Pétri. | ISG/NYULMC

La biologie synthétique progresse dans son projet d'artificialiser la vie : pour la première fois, un chromosome appartenant à une cellule eucaryote, c'est-à-dire dotée d'un noyau renfermant son patrimoine génétique - comme celles qui nous constituent -, a été entièrement synthétisé et a pu s'exprimer dans celle-ci. En l'occurrence, il s'agit du chromosome III de la levure de boulanger, Saccharomyces cerevisiae.

La revue Science a mis en ligne, jeudi 27 mars, un article décrivant l'expérience qui a permis de doter ce micro-organisme d'un long fragment d'ADN dont la séquence a été « réinventée » par une équipe dirigée par Jef Boeke (New York University)

Pour la biologie synthétique, il s'agit d'une étape importante. Jusqu'alors, seuls les patrimoines génétiques de virus ou de bactéries avaient étés entièrement reconstitués artificiellement. L'équipe de l'Américain Craig Venter a ainsi synthétisé en 2003 le génome d'un virus fonctionnel, PhiX174. En 2008, elle avait produit une version synthétique du génome de la bactérie Mycoplasma genitalium. Mais ce n'est qu'en 2010 que Venter avait réellement atteint son but: assembler de toute pièce le génome circulaire d'une bactérie et le faire s'exprimer dans l'enveloppe d'une autre bactérie dont le propre génome avait été extirpé, pour en prendre les commandes génétiques.

6 275 GÈNES DANS 16 CHROMOSOMES

Mais avec la levure, les biologistes s'attaquent à un domaine du vivant bien plus complexe : là où le génome des mycoplasmes ne compte qu'un million de paires de base (l'enchaînement des « lettres » A, T, C et G qui constituent l'alphabet de l'ADN), le patrimoine génétique de la levure de boulanger totalise 12 156 677 paires de bases pour 6 275 gènes répartis dans 16 chromosome. L'ADN artificiel doit en outre traverser diverses membranes avant d'atteindre son but.

Ce n'est pas entièrement une surprise si c'est sur cette levure que les biologistes ont concentré leur efforts. L'homme l'utilise depuis des millénaires, pour fabriquer la bière ou le pain, et plus récemment pour produire des molécules d'intérêt industriel ou pharmaceutique. Dès 1992, son chromosome III était entièrement séquencé, suivi en 1996 par l'ensemble de son génome.

Mais reconstituer celui-ci, une idée lancée il y a dix ans par Ronald Davis (Stanford University), a longtemps été considéré comme une vue de l'esprit. Jef Boeke a été le premier à y croire vraiment. « Il avait présenté ce projet lors d'une conférence en 2006, raconte Héloïse Muller (Institut Pasteur Paris - CNRS), co-première auteur(e) de l'article publié dans Science. J'étais en thèse, je lui ai écrit pour lui proposer de participer à cette construction. A l'époque, ce projet n'était ni très connu ni très bien financé. »

« JALON SYMBOLIQUE »

Les choses ont bien changé : c'est aujourd'hui tout un consortium international qui ambitionne d'aboutir d'ici trois à cinq ans à une levure de boulanger totalement artificielle.

« Ce chromosome artificiel constitue un jalon symbolique, commente le généticien et chantre de la biologie synthétique Philippe Marlière. On se situe entre deux techniques pionnières, celle de Craig Venter qui a fabriqué un chromosome entier pour l'introduire in vivo dans une cellule et celle de George Church [Harvard], qui vise plus des changements pointillistes du génome grâce à des mécanismes de recombinaison génétique. »

De fait, Héloïse Muller et ses collègues n'ont pas inséré en une fois le chromosome III dans une levure receveuse. Les choses ont été bien plus complexes, mobilisant une petite armée d'étudiants de la Johns Hopkins University (Baltimore), où enseigne Jef Boeke. « Ces étudiants ont d'abord synthétisé 367 briques (« Building blocks ») de 750 paires de bases, explique Héloïse Muller, qui les a encadrés. Puis nous les avons assemblées quatre par quatre pour aboutir à 127 fragments, que nous avons introduits dix par dix dans la levure pour remplacer le chromosme natif. Il a fallu douze transformations successives. » Les biologistes ont en effet profité d'une faculté particulière de la levure, qui peut intégrer facilement de l'ADN étranger dans son propre génome, pour peu que certaines lettres génétiques soient soigneusement choisies.

ACCÉLÉRER L'ÉVOLUTION

L'idée de Jef Boeke et ses collègues n'était pas seulement de refaire un chromosome eucaryote. Ils voulaient que celui-ci soit un outil capable d'accélérer l'évolution de la levure. Le chromosome articiciel a donc été simplifié par rapport à la version naturelle et entrelardé de petits segments d'ADN conçus pour faciliter les recombinaisons génétiques. L'intérêt de ce système, baptisé SCRaMbLE (« mélanger », en anglais)? Donner plus de souplesse à l'ADN artificiel pour étudier des questions fondamentales sur la génomique des eucaryotes. « Mais aussi aboutir in fine à une sorte de chassis très simple de cellule eucaryote pour faire de la biotechnologie », indique Héloïse Muller. Avant cela, l'enjeu sera de s'assurer qu'à mesure qu'on lui adjoindra des chromosomes artificiels, la levure restera fonctionnelle.

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Ce dessin représente la version synthétique du chromosome 3 de la levure de bière
"Saccharomyces cerevisiae". Les portions jaunes ont été supprimées par rapport à la
séquence de référence. Les "têtes d'épingle" colorées et les points blancs représentent
des sites où la séquence d'ADN a été volontairement modifiée. | Lucy Reading-Ikkanda

Il n'est pas certain cependant que l'artificialisation massive constitue la voie la plus efficace pour faire produire à la levure des molécules dites d'« intérêt ». Des méthodes plus classiques de génie génétique ont déjà permis de lui faire synthétiser, désormais par dizaines de tonnes, un précurseur de l'artémisinine, un médicament antipaludéen. Et une équipe française (INRA-AgroParisTech-Iterg) a décrit dans la revue PLoS One du 24 mars être parvenue à faire produire des lipides par une levure en lui adjoignant un gène tiré d'une plante.

ENJEUX ÉTHIQUES

Fondamental et appliqué, le projet Sc2.0, dans la compétition mondiale, comporte aussi une composante quasi « sportive ». La revue Science évoque à son propos un « Everest » de la biologie synthétique. Et cite Jef Boeke: « quand nous aurons fini, nous pourrons réellement planter un drapeau dessus. »

Les scientifiques mesurent-ils les enjeux éthiques, mais aussi de bio-sécurité liés à ces percées? Comme celle de Craig Venter avant elles, les équipes du projet Sc2.0 se sont étoffées de philosophes, de juristes et de spécialistes des questions de sécurité. « Même si la levure n'est pas considérée comme un organisme risqué, indique Romain Koszul (Institut Pasteur-CNRS), co-signataire de l'article de Science, une charte de bonne conduite a été conçue pour encadrer ces travaux et signée par tous les participants. »

 

Hervé Morin

Responsable du pôle Science et Médecine

 

Une alliée multimillénaire

 
3000 avant J.-C. : dans l'Egypte antique, la levure Saccharomyces cerevisiae est utilisée empiriquement dans la panification. Elle est aussi employée dans la fermentation des boissons alcoolisées.
1857 : Louis Pasteur démontre son rôle dans la fermentation.
1992 : le chromosome 3 de Saccharomyces cerevisiae est entièrement séquencé.
1996 : le génome de la levure de bière est entièrement séquencé.
2004 : Ronald Davis (Stanford University) suggère de créer des chromosomes artificiels de levure.
2006: l'équipe de Jay Keasling (Berkeley) annonce avoir fait produire par une levure un précurseur de l'artémisinine, un médicament anti-paludéen.
2008 : l'équipe de Craig Venter produit une version synthétique du génome de la bactérie Mycoplasma genitalium.
2010 : le groupe de Venter synthétise le génome d'une bactérie et le fait s'exprimer dans l'enveloppe d'une autre. Une levure a été utilisée dans ce processus.
Mars 2014 : description dans Science de la création d'une levure « Sc2.0 » dotée d'un chromosome artificiel.

 

Source : Lemonde.fr

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