Appel de l'abbé Pierre, 60 ans déjà...

Toujours étonnant de clairvoyance, il nous manque… Heureusement, du reste, qu’il n’a pas connu les nouveaux manuels éducatifs à l’intention de nos enfants…

abee_pierre_31_01_2014.jpg
Abbé Pierre

Le Point : Comment expliquez-vous la portée qu'a eue votre appel de l'hiver 1954 ?

Abbé Pierre : Dans cette histoire, il y eut une logique étonnante. D'abord, je demande à un sénateur, Léo Hamon, de déposer un amendement pour qu'un milliard de francs de l'enveloppe prévue dans le budget de la reconstruction soit affecté aux logements d'urgence. Le texte est repoussé dans la nuit au Parlement à cause de l'ânerie du ministre chargé du dossier. Léo Hamon me téléphone pour me raconter la séance et à ce moment-là entre dans mon bureau un homme en larmes. Nous étions en train de bâtir pour cet homme, sa femme et leur bébé une petite maison et il m'annonce que son enfant est mort de froid dans la nuit... La nuit suivante, je ne dormais pas, je me lève, j'écris au ministre une lettre incendiaire que je porte au Figaro. Le ministre est venu à l'enterrement du bébé, contre l'avis de ses amis, en marchant tête nue, dans le froid, derrière la voiture à cheval portant le corbillard... Quelque temps plus tard, les compagnons me racontent comment la nuit précédente, en passant boulevard de Sébastopol, ils ont trouvé dans un tas de chiffons une vieille femme agonisant tenant dans ses mains l'avis d'expulsion de l'huissier... Et ils me disent : "Cela ne peut plus continuer comme cela !"

C'est alors que vous avez décidé de lancer cet appel à la radio ?

Ce n'est pas moi qui ai eu l'idée. J'ai préparé un texte, nous avons téléphoné à la radio d'État, le speaker a d'abord refusé de le lire à l'antenne, puis, devant notre insistance, ému, il a cédé. Mais cet appel a été peu entendu. Nous avons foncé à travers Paris, en brûlant les feux rouges, jusqu'à Radio Luxembourg. Nous sommes arrivés une minute avant la clôture du journal. Et j'ai lu le texte, le même, au micro.

Vous imaginiez alors qu'il aurait ce retentissement ?

Mais personne ne pouvait l'imaginer ! Il y a eu cet enchaînement de circonstances qui a fait monter la vapeur. Nous étions dans un petit bateau qui avançait à la rame, et soudain, la tempête s'est levée...

Cinquante ans après, à quoi faut-il appeler les Français ?

Le contexte n'est plus le même. Il y a cinquante ans, nous sortions de la guerre, les Français avaient encore présente à l'esprit la débâcle... Aujourd'hui, la léthargie domine. Nous vivons dans une société de petits bourgeois. Le plus grand nombre, majorité politique ou pas, jusqu'au Parti communiste, est embourgeoisé. Il faut provoquer l'éveil. Nous aurions été coupables de ne pas saisir l'occasion de ce cinquantième anniversaire de l'appel de l'hiver 1954 pour faire réfléchir, interpeller.

De quelle manière la pauvreté a- t-elle changé en cinquante ans ?

La pire de toutes les exclusions, c'est de ne pas savoir ce que l'on fait sur la Terre, de se sentir de trop, de ne plus avoir de patrie, de lieu où aller... Mais le pauvre d'aujourd'hui sait une chose : qu'il existe des moyens de remédier à sa condition. C'est la grande différence avec hier. Le pauvre, qu'il vive chez nous ou dans le tiers-monde, sait. La politique économique de Washington ne peut plus être la même après la conférence de Cancún sur le commerce, où pour la première fois les petits ont su faire bloc contre les gros. Le possédant, maintenant, a peur du non-possédant. C'est peut-être pessimiste, mais l'espérance est aussi dans cette direction. L'éveil ne se fera pas sans coups de pied au derrière !

Vous qui êtes né en 1912, si vous deviez résumer le siècle que vous avez traversé, que retiendriez-vous ?

Ce fut un siècle à courte vue. Il lui a manqué la vision planétaire. L'avancée vers l'unité du monde est irréversible. Il nous faut lutter pour que celle-ci ne soit pas une union libérale augmentant le pouvoir des forts, et donc l'exploitation des faibles. Ce qui s'est passé à Cancún n'est qu'un début. Il y a un courant, comme un glissement de terrain irrésistible, que rien ne pourra retenir... Les grands commencent à craindre les petits.

Quels autres points vous ont marqué dans ce siècle ?

L'aveuglement du traité de Versailles qui, je pense, portait en germe le nazisme et ses répercussions planétaires. Et il y a la laïcité. Quand j'avais 10 ans, à la campagne, près de Lyon, on fixait des horaires de sortie différents pour les écoles catholiques et publiques, car sinon les gosses s'attaquaient à coups de cailloux... Aujourd'hui, nous réfléchissons à l'élaboration de manuels d'enseignement des religions dans les écoles publiques, quel bouleversement ! On ne peut plus ignorer dans l'histoire le phénomène religieux. Mais j'attends de voir ce que ces manuels vont donner avec une curiosité gourmande.

Vous êtes né dans une famille profondément catholique...

Oui. Mon père faisait partie d'un petit groupe de messieurs, tous des bourgeois, qui se relayaient le dimanche matin pour couper les cheveux et raser la barbe des malheureux dans les bouges des fortifications lyonnaises. J'ai suivi mes études chez les jésuites. J'ai donc appris tout ce que l'on apprend dans ce genre de situations. Mais, à 15-16 ans, j'ai tout remis en question en lisant le Discours de la méthode de Descartes. La rigoureuse logique cartésienne a cheminé dans mon esprit de manière souterraine et a abouti à ce qu'éclate en moi cette pensée : "Si tu étais né dans un milieu musulman, bouddhiste ou athée, tu serais prêt à engager ta vie d'une autre manière." Je me suis retrouvé tout nu sur le trottoir. Le doute radical. J'ai commencé alors à me jeter dans toutes sortes de lectures. J'étais fasciné par tous les courants plus ou moins panthéistes, leurs aspirations à l'unité, à l'universalité. Alors que je pataugeais dans ces rêveries, au hasard d'une lecture, je me suis trouvé face à la scène où Moïse se tient devant le buisson ardent lorsqu'une parole lui dit d'aller demander au pharaon de libérer le peuple juif. Moïse questionne : "Si le pharaon me dit Qui t'envoie ? que dois-je répondre ?" Et la parole rétorque : "Tu diras : Je suis." Ce "Je suis" a été pour moi un foudroiement. Je pataugeais dans une mélasse, j'ai trouvé un roc.

À vous entendre, certains vous prendront pour un illuminé...

Abbé Pierre (agacé) : Si illuminé veut dire exalté, je ne crois pas l'être. Si je l'avais été, je n'aurais pas eu les capacités pratiques de réaliser à travers mille difficultés mon action. Ne pensez-vous pas que si autant d'hommes et de femmes, par-delà leurs différences, leur éducation, leur philosophie de vie - beaucoup chez Emmaüs ne sont pas croyants -, sont sensibilisés à notre action, c'est qu'il existe quelque chose de supplémentaire qui l'anime ? Au moment de paraître devant Dieu, en pleine lumière, quand se confesseront les péchés de toute une vie - 92 ans, c'est long, vous savez -, une parole s'élèvera pour dire : "Père, c'est vrai, il a été pécheur en ceci, en cela, mais regarde comme, par sa manière de vivre, il a contribué à rendre croyable que Dieu est amour, quand même, malgré tout ce qui dans la nature et dans l'histoire semble le nier..."

L'existence de Dieu, vous en avez toujours eu la certitude ?

Oui. Après ce choc du "Je suis", tout m'est devenu une évidence. Tu es, la table est, les choses sont, donc l'être est. Croire en Dieu, ce n'est pas douter. C'est un déshabillage, une nudité perpétuellement retrouvée. Il faut sortir des limites de l'espace et du temps. L'Éternel, c'est l'absence de temps.

Mais à ceux qui ne croient pas, que dites-vous ?

Quand le Prix Nobel Jacques Monod avait publié son livre Le hasard et la nécessité, je lui avais écrit : "Ce n'est pas dans l'infiniment petit de l'atome et de ses particules que peut se rencontrer Dieu, mais celui qui, sans aucun intérêt, sans aucun profit, a l'intuition que réussir, c'est partager, celui-là a l'intuition qu'à ce moment-là l'insaisissable le saisit." À celui ou celle qui ne croit pas, je dis : Dieu ne se voit pas, mais il peut se savourer. Il se savoure quand à un moment tu partages quelque chose avec les autres, même si cela te coûte beaucoup. Dieu n'est pas un objet de savoir intellectuel, on le ressent, on l'éprouve...

 

Source : Lepoint.fr

Informations complémentaires :

 
abbe-pierre-2-100196.jpg
 

Inscription à la Crashletter quotidienne

Inscrivez vous à la Crashletter pour recevoir à 17h00 tout les nouveaux articles du site.

Archives / Recherche

Sites ami(e)s