Arbitrage Tapie : le grand récit d'une affaire tentaculaire (Le Figaro)

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Maurice Lantourne, François Rocchi, Bernard Tapie et Stéphane Richard, quatre des six prévenus dont le procès
s'ouvre lundi. - Crédits photo : AFP / AFP / REUTERS / AFP

RÉCIT - Le procès de l'ex-président de l'Olympique de Marseille débute lundi 11 mars au tribunal de Paris. Il comparaît aux côtés du patron d'Orange Stéphane Richard et de quatre autres prévenus dans l'affaire de l'arbitrage annulé qui lui avait accordé 404 millions d'euros pour solder son litige avec le Crédit lyonnais.

Les avocats les plus chevronnés appellent cela un serpent de mer judiciaire, un marathon de justice, ou tout simplement un dossier tentaculaire. Le contentieux opposant Bernard Tapie et le Crédit lyonnais va connaître un nouvel épisode capital. À partir de lundi 11 mars et jusqu'au 5 avril, l'homme d'affaires est jugé au tribunal correctionnel de Paris pour «escroquerie» et «détournement de fonds publics». Le patron de La Provence a obtenu en 2008 la somme de 404 millions d'euros d'un tribunal arbitral pour rembourser son litige avec la banque française. Un arbitrage accordé dans des conditions litigieuses et frauduleuses.

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«Les Français sauront tout grâce à ce procès. J'espère que Dieu me prêtera vie», confiait au Figaro il y a quelques mois celui qui lutte contre un double cancer. Représenté par le ténor du barreau Hervé Temime et son associée Julia Minkowski, Tapie est jugé aux côtés de cinq complices présumés : son ancien avocat Maurice Lantourne, le patron d'Orange Stéphane Richard, le juge Pierre Estoup, ainsi que les anciens dirigeants des entités chargées de gérer le passif du Crédit lyonnais, Jean-François Rocchi et Bernard Scemama. Une vingtaine de témoins - policiers, juristes, politiques, cadres - devraient également être entendus. De la vente d'Adidas à la condamnation sans peine de la patronne du FMI Christophe Lagarde... Retour sur une affaire hors du commun.

Achat et vente d'Adidas

En achetant Adidas le 7 juillet 1990, Bernard Tapie se doutait-il que la marque aux trois bandes allait être le point de départ d'interminables démêlés judiciaires ? Quoi qu'il en soit, l'homme d'affaires a sauvé l'équipementier sportif au bord du gouffre, à l'aide d'un dynamique plan de relance. Deux ans plus tard, il décide de vendre le groupe allemand, après sa nomination comme ministre de la Ville par François Mitterrand. La vente est conclue en février 1993 pour 315,5 millions d'euros à un groupe d'investisseurs. Son propre créancier dans l'achat d'Adidas, la Société de banque occidentale (SDBO), alors filiale du Crédit lyonnais, fait partie des acheteurs. Un mémorandum, dans lequel la banque rachète les actions du groupe Tapie pour le désendetter, est conclu.

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Problème majeur : sa société, BT Finance, est cotée en Bourse. Impossible pour le Crédit lyonnais donc, de racheter tous les titres achetés par les particuliers. En mars 1994, la banque profite d'une erreur de Bernard Tapie, qui n'a pas transmis à temps un document, pour casser le mémorandum. BT Finance est mis en faillite et le «boss» est personnellement placé en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Paris. Ses biens personnels, mis en caution, sont saisis : meubles, hôtel particulier, rien n'y échappe, le tout sous l'œil des caméras. En parallèle, Adidas passe, pour 701 millions d'euros, sous le contrôle de Robert Louis-Dreyfus.

Démêlés judiciaires

Ces premiers contentieux interviennent alors que le Crédit lyonnais est dans une situation économique très difficile. Après avoir massivement investi dans les années 80, la banque est en quasi-faillite en 1993. La même année, un plan de sauvetage est donc logiquement lancé par l'État, qui créé le Consortium de réalisation (CDR). Cet organisme est chargé de gérer le passif de l'entreprise, connue pour ses montages financiers à la limite de la légalité. Car outre le dossier Adidas, le Crédit lyonnais traîne plusieurs casseroles. En pôle, on peut citer l'affaire Executive Life, du nom de cette compagnie d'assurance-vie américaine rachetée illégalement via une société écran offshore.

Après l'épisode du mémorandum, Bernard Tapie décide de contre-attaquer en 1995. S'estimant lésé lors de la vente d'Adidas, il réclame 229 millions d'euros générés par le Crédit lyonnais via des plus-values de cession. Assigné devant le tribunal de commerce de Paris, le Consortium de réalisation est condamné en 1996 à lui verser une provision de 91,5 millions, annulée deux ans plus tard par la cour d'appel de Paris. En 1998, Tapie monte à nouveau au créneau, réclamant cette fois 990 millions d'euros pour «montage frauduleux». Après des années de procédures rallongées par les innombrables recours des deux camps, le CDR est finalement condamné à verser 135 millions à l'ex-président de l'OM, en 2005. Un arrêt cassé quelques mois plus tard par la Cour de cassation, qui conclut qu'aucune faute n'a été commise par la banque.

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Bernard Tapie et Gehrard Prochaska, le 16 juin 1992. - Crédits photo : JEAN-PHILIPPE KSIAZEK/AFP

L'arbitrage litigieux

Après plus de dix ans de joutes devant les tribunaux, une médiation ratée et des condamnations successives, la situation se décante avec l'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, en 2007. La ministre de l'Économie d'alors, Christine Lagarde, met en place un tribunal d'arbitrage. Il est composé de Pierre Estoup, Pierre Mazeaud et Jean-Denis Bredin, trois juges arbitres indépendants renommés. Quelle qu'elle soit, la décision se doit d'être acceptée par le Crédit Lyonnais et Bernard Tapie. C'est la règle des tribunaux arbitraux. Une manière de mettre un terme à une épuisante guérilla judiciaire. Après plusieurs mois d'enquête, l'État est condamné à l'été 2008 à verser 285 millions d'euros - soit 404 millions intérêts compris - à l'homme d'affaires et son épouse, dont 45 millions au titre du préjudice moral.

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Dès la décision rendue, celle-ci est contestée par l'opposition comme ayant favorisé l'ex-ministre de la Ville. Malgré les suspicions, il faudra attendre 2011 pour que la Cour de justice de la République (CJR), seule à pouvoir juger les ministres, n'ouvre une enquête sur cet arbitrage litigieux. Christine Lagarde, chargée du portefeuille de l'Économie au moment des faits, est la première visée. Mise en examen pour «négligence» en août 2014, elle est finalement condamnée en décembre 2016 mais échappe à toute peine. Selon la CJR, la directrice du FMI, citée par Bernard Tapie, aurait dû engager un recours en annulation, ce qu'elle n'a pas fait.

Un juge arbitre poursuivi pour «escroquerie»

Dans leur ordonnance de renvoi du 18 décembre 2017, les juges d'instruction Claire Thépaut et Serge Tournaire ont estimé que Bernard Tapie, mis en cause pour «escroquerie» et «détournement de fonds publics», avait prévu le coup depuis longtemps. Avant l'arbitrage crucial, il aurait effectué de «nombreuses démarches à l'endroit du pouvoir exécutif». Il aurait entretenu dès 2004 une correspondance régulière avec Claude Guéant et disposait donc d'un «relais privilégié auprès du plus proche collaborateur de Nicolas Sarkozy, ce dont il allait tirer les bénéfices» après son élection en mai 2007. Les magistrats peignent Tapie comme «doté d'une capacité d'anticipation et d'adaptation aux événements bien supérieure à celle de ses adversaires, outre une formidable ténacité». Ainsi, il aurait préparé un éventuel l'arbitrage dès l'été 2006, avant qu'il ne soit lancé.

L'avocat de Bernard Tapie, Maurice Lantourne aurait fait en sorte d'obtenir la désignation comme juge arbitre de Pierre Estoup, alors «qu'il le savait acquis aux intérêts» de son client

Dans ses manœuvres, le truculent businessman de 75 ans aurait reçu l'aide de son avocat, Maurice Lantourne, quelqu'un «d'une grande habileté et peu embarrassé par les principes déontologiques», selon les juges. Aussi poursuivi pour «escroquerie» et «détournement de fonds publics», il aurait fait en sorte d'obtenir la désignation comme juge arbitre de Pierre Estoup, alors «qu'il le savait acquis aux intérêts» de son client. D'autant que le duo Tapie-Lantourne connaissait bien le haut magistrat. Des liens «anciens et réguliers» soigneusement dissimulés aux parties au moment de l'arbitrage, selon le parquet.

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Ainsi, tout au long de la procédure, Pierre Estoup, ancien président de la cour d'appel de Versailles, aurait «systématiquement œuvré en faveur des intérêts de Bernard Tapie». Aux yeux du ministère public, il «s'est attribué de multiples fonctions débordant le cadre de sa mission de simple arbitre». Les deux autres juges arbitres - l'ancien président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud et l'avocat ex-membre de l'Académie française Jean-Denis Bredin - ont pour leur part échappé aux poursuites. «Au cours de cet arbitrage, j'ai fait ce que j'estimais juste, sans subir aucune pression et en toute impartialité», a pourtant assuré le premier devant les juges. Il s'est dit «victime d'une suspicion artificielle destinée à permettre à l'État de reprendre à M. Tapie ce que [la] décision lui avait octroyé». Il a également certifié la neutralité de Pierre Estoup. Bredin, lui, dit avoir dû nuancer «plusieurs fois» les propos de son homologue, même si ce genre de situation est fréquente dans un arbitrage. «Si M. Estoup a été en relation avec Me Lantourne dans d'autres dossiers, il en avait parfaitement le droit», a-t-il défendu.

Poursuivi pour «escroquerie», «complicité de détournement de fonds publics» et «faux», Pierre Estoup, désormais âgé de 90 ans aurait par ailleurs rédigé, seul, de nombreuses ordonnances et un projet sur la question du préjudice moral de 45 millions d'euros. Cet aspect du litige était normalement attribué à Jean-Denis Bredin. «Ce préjudice moral posait un véritable problème puisque M. Tapie avait été déshonoré. Toute décision judiciaire pose problème si on l'étend aux domaines de la morale et du bon sens», a-t-il indiqué lors d'une audition à la brigade financière, révélait le JDD. Finalement, le juge Mazeaud aurait fini par trancher, après un conflit entre les trois arbitres sur le montant du préjudice. «J'ai cherché le compromis, c'est ce que j'ai toujours fait», a-t-il confié aux magistrats. Pas poursuivis, Mazeaud et Bredin pourraient toutefois être entendus comme témoins.

«Négligence»

L'ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde, Stéphane Richard, aurait lui aussi joué un rôle majeur dans le volet non-ministériel, lancé en 2012 après l'ouverture d'une information judiciaire. Jugé pour «complicité de détournement de fonds publics et d'escroquerie», l'actuel PDG d'Orange est «allé bien au-delà des limites de sa fonction», selon le parquet de Paris. Il s'est «abstenu sur des sujets majeurs d'informer son autorité hiérarchique» et a même «décidé à plusieurs reprises de se substituer à elle». Il lui aurait ainsi caché la tenue, le 30 juillet 2007, d'une réunion cruciale à l'Élysée au cours de laquelle le principe de recourir à l'arbitrage aurait été validé. Claude Guéant et Bernard Tapie étaient présents. Stéphane Richard entretenait en outre «des relations de proximité évidentes» avec l'ex-président de l'OM, croit savoir le parquet. Il aurait dissimulé à Christine Lagarde des notes de l'Agence des participations de l'État opposée à l'arbitrage. Il aurait aussi «utilisé la griffe», la signature préimprimée de sa supérieure, «pour signer à son insu» un courrier crucial dans la décision de recourir à un tribunal arbitral. Il s'agissait une des seules instructions écrites émanant de la ministre sur cette question.

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On retrouve aussi Jean-François Rocchi, ex-président du Consortium de réalisation. Il est poursuivi pour «complicité d'escroquerie», «complicité de détournement de fonds publics» et «usage abusif des pouvoirs». Il aurait joué un rôle déterminant en 2007 dans la mise en place de l'arbitrage. Son manque de «contrôle effectif et approfondi» sur la désignation des juges lui est reproché, d'autant qu'il aurait été au courant de leur manque d'indépendance, alors qu'il était censé défendre les intérêts du Crédit lyonnais face à Tapie. Bernard Scemama, ex-président de l'Établissement public de financement et de réalisation (EPFR) qui contrôlait le consortium, est lui accusé de «complicité d'escroquerie» et «complicité de détournement de fonds publics». Le parquet dénonce sa «conception minimaliste et irrégulière de son rôle». Il aurait aussi accepté de «recevoir des instructions illégitimes» du «dircab» de Christine Lagarde, Stéphane Richard.

 


 

Tapie va-t-il payer ?

L'arbitrage de 404 millions d'euros a été annulé au civil pour «fraude». En décembre 2015, Bernard Tapie a été condamné à rembourser cette somme par la cour d'appel de Paris. Quelques jours avant cette décision, l'homme d'affaires avait placé ses sociétés - groupe Bernard Tapie (GBT) et financière Bernard Tapie (FIBT) - en sauvegarde, rendant ses actifs inaccessibles. Fin janvier, le tribunal de commerce parisien a placé ces entreprises en redressement judiciaire, laissant six mois d'observation aux administrateurs de GBT et FIBT pour trouver un plan viable.

 

Source : Le Figaro.fr

 

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