« L’Europe se désagrège et personne ne sait quel sera le premier domino à tomber… »

Grèce, Royaume-Uni, l'Union européenne craque de toutes parts. Pour Coralie Delaume, auteur de l'essai "Europe. Les États désunis" (Michalon), l’UE "se délite en raison de ses propres règles". Pour l'animatrice du blog "L'Arène nue", ça ne fait aucun doute : la crise que traverse l'UE trouve en effet ses fondements "dans les choix mêmes des pères fondateurs de l’Union européenne".

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VARELA/SIPA

Marianne : La situation actuelle de l’Union européenne était-elle selon vous écrite de longue date ?

Coralie Delaume : La situation de crise que connaît l’Europe actuellement est due à la fois à un échec économique et démocratique. Si le premier était prévisible depuis un certain temps, la seconde voit ses origines dans les choix mêmes des pères fondateurs de l’Union européenne. Lorsque ceux-ci ont réfléchi à sa construction, ils ont fait le choix de créer non pas une Europe politique mais une Europe économique, technique, supposée générer des solidarités de fait. C’est ce que l’on a appelé la « méthode des petits pas » de Jean Monnet, qui consistait en une construction « par le bas », sur des secteurs précis et stratégiques pour façonner une solidarité entre nations. Une sorte de « fédéralisme furtif » si l'on veut. Cela n’avait donc pas pour but de favoriser sur le long terme le système démocratique. La crise démocratique en Europe résulte donc d’un affaiblissement progressif des nations. Ce choix d’un processus préférant la supranationalité à la coopération diplomatique classique devait forcément aboutir à une telle situation.

La crise économique trouve, elle, ses sources dans la création de la monnaie unique. Sa création s’est faite alors que l’Europe fonctionne en un grand nombre de structures monétaires propres à chaque nation, ce qui a créé des tensions entre les membres de l’Union européenne. Cela a marqué une divergence entre une Europe du Nord forte et une Europe du Sud à qui l’on a imposé un fonctionnement « à l’allemande », fait de rigueur budgétaire et d'inflation quasi-nulle, qui ne leur convient pas.

Le vrai risque d’un départ du Royaume-Uni de l’Union européenne ne serait-il pas celui d’une étendue de la domination économique allemande sur le continent européen ?

encart_1_Europe_17_05_2015.jpgCe n’est pas seulement le risque d’une extension de la suprématie économique mais aussi d’une suprématie politique. On ne peut constater aujourd’hui qu’une grande inégalité entre la France et l’Allemagne, on parle encore de « couple » mais on devrait davantage parler d'une servitude volontaire consentie de la France vis-à-vis de l'Allemagne. Un départ du Royaume-Uni l’accroîtrait d’autant plus, et si les nations à la périphérie de l’Union européenne que sont le Royaume-Uni et la Grèce se détachent, on se retrouve alors avec une Union continentale où la domination allemande devient tentaculaire.

La crainte de perdre un nouveau pays peut-il amener les institutions européennes à adopter une attitude plus conciliante dans ses négociations avec le gouvernement d’Alexis Tsipras ?

Non, je ne pense pas. Ne pourront se faire que des concessions mineures. La Grèce se refinance maintenant par l’ELA (l'Emergency Liquidity Assurance, une mesure économique d’urgence dont les Etats membres peuvent bénéficier). Le plafond accordé aux Grecs est limité, c’est un moyen pour la Banque centrale européenne de faire céder le gouvernement Tsipras en lui fermant la porte du refinancement normal, accordé par la BCE. Depuis 2008, les décisions économiques qui sont prises constituent un bricolage. Cela permet d’ « acheter du temps », de faire tenir la zone euro, mais ça ne résout pas les problèmes de structure de celle-ci. Et les problèmes économiques deviennent politiques, avec la montée de l’eurosceptisme dans tous les pays. On sent de nombreuses forces centrifuges à l'œuvre. L’Europe se désagrège, et personne ne sait quel sera le premier domino à tomber… Ce qui apparaît, c’est que toute concession obtenue par la Grèce pourrait amener l’Espagne, dans une optique où le parti Podemos parviendrait au pouvoir, à exiger les mêmes faveurs accordées à Tsipras, comme une renégociation de la dette. Cela explique en partie l’âpreté des négociations avec la Grèce.

L’Union européenne pourra-t-elle accepter dans les futures négociations les mesures revendiquées par le gouvernement Cameron, comme celle du « carton rouge » (c’est-à-dire la dotation aux chambres parlementaires nationales d’un droit de véto sur les décisions de la Commission européenne ne respectant pas le principe de subsidiarité) ?

encart_2_17_05_2015.jpgLe Royaume-Uni, en tant que pays limitrophe souhaiterait obtenir un statut très souple tout en gardant ses accords de libre-échange avec l’Union européenne. De même, il est possible qu’ils demandent une accélération de la procédure de ratification du traité transatlantique comme concession pour rester dans l’Europe. Les Anglais ont la possibilité d’être branchés sur le monde anglophone quoiqu’il arrive, notamment grâce à leurs anciennes colonies, leur but est donc de continuer à traiter commercialement avec l’Union tout en coupant tous les fils politiques qui les relient à la bureaucratie bruxelloise. Reste le problème écossais. Les indépendantistes du SNP dominent désormais très largement l'Ecosse. Or il s'agit d'un parti de gauche européiste. Entre perdre l'Ecosse et sortir de l'UE, il va sans doute falloir choisir... 

Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, a déclaré récemment que « si le gouvernement grec juge nécessaire un référendum sur la question de la dette, alors qu'il le fasse ». Comment interpréter cette nouvelle provocation ?

Au sein du gouvernement allemand Wolfgang Schäuble a pour rôle de « terroriser » les Grecs et Angela Merkel vient derrière pour recoller les morceaux, exactement comme Varoufakis a pour mission d’aller à l’affrontement et Tsipras de jouer l’apaisement. Je pense que si ça ne tenait qu'à Schäuble, tout aurait déjà été fait pour faire obtenir un « Grexit », car il a des convictions ordo-libérales très fortes. C’est un ballet diplomatique où les ministres s’affrontent et les chefs de gouvernement essayent de s’entendre. Chacun des deux camps sait qu’il n’y a pas d’issue favorable en fin de course.

En réalité, les Allemands comme les Grecs souhaitent jeter l’opprobre sur l’autre, car ils savent que la sortie de la Grèce est inévitable à long terme. Tsipras a déjà commencé à préparer son opinion publique, encore majoritairement circonspecte quant à une sortie de l’Europe car elle ne souhaite pas affronter un deuxième choc économique. Peu à peu, les Grecs réalisent qu'ils ont un mur en fasse d'eux, et l'idée fait son chemin. Aujourd'hui, près de 20% d'entre eux sont favorables à un retour à la drachme. C'est peu, mais on était à moins de 10% avant l'arrivée au pouvoir de Tsipras.

L’agence Eurostat a dévoilé hier sa première estimation du PIB du premier trimestre de l’année 2015, correspondant à une augmentation de 0,4%, couplé à une croissance annuelle de 1% dans la zone euro. Secondé par une  croissance en hausse en France, en Italie et en Allemagne, ce rebond signifie-t-il, selon vous, que l’Europe sort la tête de l’eau ?

encart_3_17_05_2015.jpgPas du tout. Ce sont des soubresauts conjoncturels. On voit bien que se joue là un « film », dont la trame se déroule en dents de scie. J’ai moi-même presque cessé de regarder ces chiffres : ils sont démentis par les faits et ne renversent aucunement la situation qui se caractérise par un accroissement des divergences entre les différents pays de l’Union européenne. Ainsi, l’excédent commercial allemand (217 milliards d'euros en 2014 soit 11% de plus que l'année précédente) augmente de façon spectaculaire à mesure que le déficit des autres pays plonge : le chômage reste à 25% en Espagne et en Grèce. Cela montre bien des déséquilibres majeurs. La zone euro est profondément mal foutue ! Je ne crois donc pas à une reprise durable. Il peut y avoir des à-coups et des accalmies mais la trajectoire économique est celle d’un creusement des différences entre nations.

La situation en Europe en cas d’un « Grexit » et d’un « Brexit » pourrait-elle placer l’Union sous un angle géopolitique instable, avec un Est sous l’œil avide de la Russie de Vladimir Poutine et un forcing des Chinois sur les accords économiques ?

Je n’ai pas d’inquiétudes par rapport à Poutine, au contraire ! Un rapprochement avec la Russie pourrait bénéficier au moins à l’Union européenne sinon à la France. Si la France se retrouve seule face à l’Allemagne, elle a tout intérêt à s’allier à la Russie. Une Europe qui se réduit à un noyau dur dominé par l’Allemagne serait une catastrophe. Le Royaume-Uni a une porte de sortie puisqu’il est autant tourné vers l’Europe que vers le reste du monde, et la Russie a fait preuve d’une certaine souplesse en se détournant de l’Europe avec qui elle avait noué beaucoup de partenariats pour se tourner vers l’Asie. L’Europe se rabougrit petit à petit, et j’ai peur qu’elle se retrouve bientôt isolée du reste du monde car elle se recroqueville encore un peu plus sur elle-même.

L’échelon de base en géopolitique, c’est la nation ! Il faut rappeler que l’Union européenne n’est pas une entité, ce sont les nations qui le sont et qui, en parvenant à un équilibre et des partenariats, peuvent former le groupement que constitue l’Union européenne. Celle-ci, par sa supranationalité détruit l’équilibre entre les nations et donc se délite en raison de ses propres règles.

 

Source : Marianne.net

 

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